Charles progressait dans la pénombre.
Depuis la veille, il avait l’impression que le sentier menant à la cascade s’était rétréci, que la forêt était plus dense, plus sombre, plus menaçante.
Les houppiers frétillaient sous les rafales. Les gouttes crépitaient contre les frondaisons en un bruit sourd omniprésent, hypnotique. Charles se retournait sans arrêt pour vérifier qu’il n’était pas suivi. Que l’Ogre catalan ne l’avait pas pris en chasse. La cacophonie de la pluie couvrait les sons, les déplacements, les dangers. Si au début de ses pérégrinations il avait crié le prénom d’Ingrid, il s’était vite ravisé, inquiet à l’idée d’attirer l’attention du monstre qui rôdait dans les environs. La disparition de sa voisine avait exhumé une partie de sa personnalité qu’il pensait enfouie à jamais. Pour la première fois depuis deux ans, il faisait preuve de compassion. Il s’était pris d’affection pour la jeune femme – bien plus qu’il ne l’aurait cru, à vrai dire –, et son absence l’affectait, indéniablement ; elle le déstabilisait au point de lui faire oublier ses projets, l’écriture de son roman. Mais une autre raison l’incitait à braver ainsi le danger. Après le hurlement abject d’Ingrid, il avait entendu le remue-ménage dans le chalet du couple, étouffé par la musique symphonique, et il était resté prostré sur sa chaise, terrifié. Rempli de honte, il s’était bien gardé de préciser ce détail à Clotilde. À présent, la culpabilité s’emparait de lui. Il souhaitait se rattraper. Se racheter.
Il suivit le filet de terre, tourna à l’angle du grand rocher. La rumeur assourdissante de la cascade lui laboura les tympans. Coup d’œil derrière. RAS. Ici, on n’entendait rien à part le raffut de la rivière déchaînée. La corniche étant à découvert, il se retrouva trempé de la tête aux pieds.
Plusieurs séries d’empreintes gaufraient le sol aux abords du pont de singe, avec des pointures différentes. Charles s’accroupit et reconnut les siennes, datant de la veille. Il distingua au moins trois autres types de pas distincts. Il y avait eu du passage dans le secteur. Il pivota sur ses bottes, releva un sillon creusant la fange sur un ou deux centimètres, traçant une ligne droite en direction du chemin. Charles ne l’avait pas repéré jusqu’à présent, obnubilé comme il l’était, occupé à percer l’obscurité des bois à la recherche d’Ingrid. Incapable de définir à quoi pouvait correspondre cette marque, il se leva, sceptique, puis attrapa son smartphone pour prévenir les gendarmes.
Il n’y avait aucun signal.
Agacé, il rangea le portable dans sa poche, examina la lisière de la forêt puis jeta un œil en contrebas, machinalement, vers la chute d’eau.
Ses traits s’étirèrent en un masque d’horreur.
Le pont de singe était détruit. Impraticable.
Les planches et les cordages barbotaient dans les remous de la rivière, chahutés par la force du courant.
Pris d’un vertige, Charles se retint au grillage. Il attendit une minute, puis avança d’une démarche dégingandée sur la terre glissante. Une main accrochée aux maillages d’acier pour ne pas tomber dans le précipice, il s’approcha des montants de la structure béante. Les câbles du pont avaient été sectionnés. Des coupes nettes, précises, comme sur le châtaignier. Bouffée de chaleur. Nausées. Palpitations. Charles y était jusqu’au cou, dans sa fichue histoire d’horreur. Cet accès étant lui aussi condamné, le piège sur les occupants des chalets se refermait petit à petit.
Un bruissement dans les bois. Charles recula, hébété, le cerveau en surchauffe ; les hypothèses se télescopaient sous son bonnet, telle une réaction chimique menaçant d’imploser. L’auteur d’épouvante savait construire des intrigues. Il connaissait les rouages de l’esprit humain, les cheminements de pensée des enquêteurs, mais aussi ceux des criminels. Tout du moins il les imaginait. Il assembla les faits survenus depuis le matin, méthodiquement, chronologiquement, et, alors qu’il rebroussait chemin, ses déductions s’ordonnèrent, puis la vérité éclata. Selon l’indémodable citation de Sir Arthur Conan Doyle : « Lorsque vous avez éliminé l’impossible, ce qui reste, si improbable soit-il, est nécessairement la vérité. » Charles en avait marre de lire cette phrase dans un polar sur deux, mais force était de constater que cette tirade était on ne peut plus exacte.
Dorénavant il n’avait plus de doutes. Il connaissait l’identité du « tronçonneur ».
Il marchait sur le sentier boueux quand un nouveau craquement l’incita à se retourner.
L’Ogre catalan se tenait au milieu du chemin.