Bérengère observait Yumi, devant elle, qui se dépêchait d’atteindre la deuxième clairière. Il y avait quelque chose d’ironique dans cette situation. Quelques minutes plus tôt, elles exploraient le village et la vallée à la recherche de Vincent, et à présent voilà qu’elles furetaient dans les bois en quête de Vincent et d’Ingrid. L’angoisse avait changé de camp, tant la scène de crime dans le chalet du jeune couple laissait présager un triste sort pour la partenaire de Yumi. Bérengère n’osait plus se plaindre, elle écoutait les suppliques de son amie d’une oreille compatissante.
Vincent. L’arbre tronçonné. L’évasion de l’Ogre catalan. Le mystère sur l’identité du propriétaire des chalets. Et maintenant Ingrid. On aurait dit que ce séjour avait été scénarisé, que les locataires jouaient leur propre rôle dans un énième remake de film d’horreur. Qu’ils étaient des marionnettes. À la merci d’un sadique.
Des rafales chargées d’eau les agressèrent dès qu’elles arrivèrent dans la clairière.
— Ingrid ! cria Yumi, les mains placées autour de la bouche en porte-voix.
Bérengère l’arrêta d’un geste du bras, tout en lorgnant le ciel sombre.
— Fais moins de bruit.
Yumi se dégagea.
— Si Ingrid est dans les parages, elle pourrait nous entendre.
L’inquiétude marquait les traits de Bérengère. Elle expliqua :
— Je suis venue ici, hier. J’ai failli me faire attaquer par un oiseau.
— Un oiseau ? Quel genre d’oiseau ?
— Je sais pas. Mais genre balèze.
Elle balaya la forteresse d’arbres d’un regard circulaire.
— Cet endroit est bizarre. Tiens, regarde ces trucs par terre, c’est dégueulasse.
Du bout de l’index, elle montra une des boules gluantes sur lesquelles elle avait marché la veille.
Yumi s’accroupit pour l’examiner.
— Je sais ce que c’est. Ingrid me l’a expliqué hier. Les rapaces régurgitent tous les résidus qu’ils ne peuvent pas digérer. Ça forme des boulettes collantes. Des pelotes de réjection.
Songer aux anecdotes d’Ingrid la chamboulait. Elle se releva, pensive, drapée dans sa mélancolie. Elle souffla et, la seconde suivante, elle se mit à grimper le dénivelé. Toujours aussi écœurée malgré l’explication, Bérengère la suivit en grimaçant.
Des mottes de terre se détachaient du sol imbibé d’eau, des pans entiers du terrain s’effondraient par endroits, creusant des ravines impraticables. L’ascension était rude.
Bérengère ne cessait de déraper, de s’enfoncer. L’attaque de la veille la déconcentrait, elle scrutait les nuages d’un œil inquiet au lieu de se focaliser sur ses appuis. Yumi lui tendit la main pour l’aider à gravir la distance restante et elles atteignirent enfin le mirador, à l’orée de la forêt.
La construction en bois mesurait trois ou quatre mètres de hauteur. Une échelle permettait d’accéder au sommet : une plate-forme coiffée d’un toit pointu, trouée d’une dizaine de casiers grillagés s’ouvrant sur l’extérieur. Chaque compartiment était fermé par un verrou et un cadenas. À quoi peut bien servir cet endroit ? se demanda Bérengère, les mains sur les hanches, la respiration ahanante et les joues rouge écarlate à cause de l’effort. Elle tourna la tête vers Yumi, qui avait déjà escaladé les échelons.
— Alors ? fit-elle.
— Il n’y a personne.
Yumi redescendit au ralenti. Sonnée. Néanmoins il irradiait d’elle une colère sourde, qui augmentait au fil des minutes.
— Ingrid ! Ingrid !
Une frustration mêlée de rage prit les rênes de sa conscience et elle asséna un coup de pied dans un des piliers du mirador. Puis un autre. Et encore un autre.
— Ingrid ! scanda-t-elle à nouveau.
Ses poings heurtèrent le bois avec violence ; Bérengère l’interrompit avant qu’elle ne se blesse. Elle l’attira dans ses bras, reléguant sa souffrance pour endiguer celle de Yumi, dont le visage se couvrait de larmes. Elles se laissèrent glisser contre le pied de la structure, enlacées comme si elles étaient vouées à ne plus jamais être séparées. Yumi s’abandonna complètement, la tête nichée dans le cou de Bérengère.
— On va la retrouver. Je suis sûre qu’elle va bien.
Mais quelle conne ! Elle regretta aussitôt de ne pas avoir su tenir sa langue. Comme trop souvent. C’était le genre de phrases bateau qu’on entendait dans les films et qui ne reposait sur aucun fondement. Même ses patients, Bérengère n’avait jamais vraiment su les réconforter.
— Continuons vers le zoo, proposa-t-elle. On pourra appeler les gendarmes.
Elle embrassa d’un regard la vallée, noyée dans la purée de pois. On distinguait les dômes en chaume des bâtiments, le sommet des falaises de l’enclos des lions, l’amphithéâtre, le lacet du « grand tour », qui surgissait de la végétation par endroits.
Yumi acquiesça d’un air abattu.
Elles empruntèrent le chemin carrossable, au sud de la clairière, qui descendait en direction du parc animalier.
— Qui a pu faire une chose pareille ? pensa Yumi à voix haute.
Bérengère suspectait l’Ogre catalan, bien évidemment, cependant elle s’abstint de tout commentaire susceptible d’accentuer la peine de Yumi.
— Qui que ce soit, on peut supposer qu’Ingrid a réussi à prendre la fuite. La fenêtre était ouverte. Si elle a voulu prévenir les secours ou demander de l’aide, le meilleur endroit pour ça était le zoo.
Après trois minutes de marche rapide, elles échouèrent devant un portail en bois cadenassé, monté sur un rail. Un cul-de-sac.
Yumi hurla le prénom d’Ingrid, cogna contre le panneau. Les phalanges douloureuses, elle consulta son portable : aucun réseau. Soudain, comme piquée par l’urgence de la situation, elle recouvra sa lucidité, consciente que chaque minute écoulée amenuisait les chances de retrouver Ingrid vivante. Étant dotée d’un bon sens de l’orientation, elle parvint vite à se repérer.
— Le parking ne doit pas être loin. Si on coupe à travers les bois, on le rejoindra plus rapidement qu’en faisant le tour par les chalets.
Bérengère afficha son scepticisme.
— Là-dedans, dit-elle en désignant les troncs noueux. T’es sérieuse ?
— Oui ! Fais-moi confiance. Viens !
Elles s’engouffrèrent dans la forêt. Au bout de cinq minutes de progression laborieuse, elles dépassèrent le noisetier grâce auquel Yumi et Ingrid s’étaient introduites dans le zoo la nuit précédente puis, après quelques efforts supplémentaires, elles regagnèrent le parking.
L’endroit était désert, assez austère. Un voile humide brouillait l’entrée principale condamnée, les palissades, la forêt qui s’étendait en hauteur.
Elles coururent sur les graviers.
— Essayons de ce côté, proposa Bérengère en indiquant la voie qui longeait la partie droite du parc.
Yumi opina en composant le « 17 » sur son smartphone et elles empruntèrent l’accès réservé au personnel, à quelques encablures du pont enjambant la rivière du Cady.
Le chemin de terre était engoncé entre la palissade et la forêt qui descendait en pente douce. Des fougères empiétaient sur la voie striée d’ornières boueuses, parsemée de flaques d’eau. Des bâtiments et des enclos dépassaient de l’enceinte. Bérengère était obligée de tourner complètement la tête pour observer les environs tant sa capuche tirée réduisait son champ de vision. Elle reconnut les piliers du temple des tigres, les falaises des lions. Des constructions bétonnées épousaient les grillages ; c’était ici qu’on rentrait les animaux dangereux en fin d’après-midi.
— On m’a mise en attente ! tempêta Yumi.
Elles dépassèrent un quai de chargement où était garé un camion, puis continuèrent jusqu’à un second parking, sur lequel le pick-up de Camille Puech stationnait au milieu d’autres véhicules, notamment le Kangoo de la gendarmerie. Légèrement rassérénée par la présence des militaires, Yumi raccrocha.
Par chance, cette fois-ci, un portail en bois était ouvert. Un panneau blanc mentionnait « issue de délestage ». Telles deux espionnes, elles se faufilèrent à l’intérieur du zoo.
À droite, la palissade se déployait comme si elle empêchait les conifères de pénétrer dans le parc. Elle ondulait à travers le paysage, à la manière de la muraille de Chine, avant de former un coude, à mi-hauteur de la vallée, et de disparaître dans la forêt. En face, un édifice d’un étage précédait le terrain des loups. À gauche, le moteur d’un véhicule rappelant une voiturette de golf ronronnait près d’un grand bâtiment rectangulaire. De gros récipients verts et des cagettes en plastique, des jerricans, des arrosoirs, des seaux, des balais et des lave-vitres encombraient le plateau arrière. Les contenants étaient tous vides.
Bérengère et Yumi s’engageaient dans cette direction quand une jeune femme apparut sur le seuil.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? lança cette dernière. Cet endroit est strictement interdit au public. Et de toute manière le parc est fermé.
La trentaine, maigrelette, elle flottait dans sa tenue : sweat vert floqué du logo du zoo et pantalon beige sous un ciré noir. Elle avait le teint pâle, les oreilles, les fossettes et le nez perforés de piercings, des mèches couleur charbon jaillissaient de sa casquette ; un anneau à l’arcade sourcilière étincelait lorsqu’elle tournait la tête. On aurait dit une sorte de reptile humain, à la manière dont elle bougeait : des mouvements saccadés, terriblement vifs. Elle braqua ses yeux sombres sur les deux intruses.
— On est à la recherche de nos amis, dit Bérengère.
Les manches relevées de la soigneuse dévoilaient une fresque tatouée, un assortiment de calligraphies, d’animaux et de symboles ésotériques. Bérengère remarqua surtout que son poignet gauche était bandé.
À tour de rôle, Yumi et elle expliquèrent leurs déboires, malgré la fatigue évidente de l’employée. Elle avait dû nourrir l’ensemble du parc, au vu des bacs vides dans la voiturette.
— Vous ne l’auriez pas vue ? demanda Yumi après avoir décrit Ingrid.
— Non, désolée.
— Et Vincent ?
— Non plus. Je n’ai croisé personne à part mes collègues, la directrice et les gendarmes.
Bérengère renchérit :
— Il conduisait une Citroën bleu ciel. Vous n’en auriez pas vu une ?
— Ah ! ça, oui.
Bérengère retint sa respiration. La soigneuse poursuivit :
— J’ai vu une bagnole bleue dans le fossé, le long du chemin qui mène ici. Il n’y a pas cinq minutes de ça. D’ailleurs, je comptais le signaler.
— Et il y avait quelqu’un à l’intérieur ? demanda Bérengère, électrisée.
— Aucune idée.
La soigneuse médita un instant.
— En fait, c’était comme si on avait voulu la planquer. Vous n’avez pas pu la voir en passant, elle est enfoncée dans la végétation. Mais en descendant après ma tournée du matin – elle désigna le chemin qui montait dans son dos et longeait la palissade –, j’ai aperçu la carrosserie. Du bleu ciel dans toute cette verdure, ça m’a immédiatement sauté aux yeux.
Face à l’expression suppliante de Bérengère, la soigneuse les invita à grimper à l’arrière de la voiturette, après l’avoir délestée de quelques bidons et autres récipients. Sa botte écrasa la pédale d’accélérateur et elles sortirent du parc. La pluie cognant contre le toit perturbait les réflexions de Bérengère.
— Vous avez quoi à la main ? demanda soudainement Yumi, agrippée aux arceaux de la voiturette.
La soigneuse ouvrit de grands yeux.
— Je vous demande pardon ?
— Vous vous êtes blessée ?
— Une entorse. C’est trois fois rien.
Yumi échangea un regard suspicieux avec Bérengère tandis que le véhicule s’arrêtait en face du quai de livraison.
— C’est ici, indiqua la soigneuse. Maintenant excusez-moi, j’ai encore des enclos à nettoyer.
Elle repartit avant que Bérengère et Yumi la remercient. Les deux locataires firent un mouvement de tête entendu, comme pour se donner du courage, puis s’aventurèrent vers le bas-côté.
Elles écrasèrent les fougères aplaties et remarquèrent aussitôt la Citroën, immergée dans la végétation.
Bérengère se figea. Éberluée. Ses doigts rencontrèrent ceux de Yumi ; elles se prirent la main.
Le pare-chocs de la Citroën était encastré dans un arbre, une vingtaine de mètres plus bas, au milieu d’un amas de ronces et de buissons. Il était impossible de la distinguer depuis le chemin mais, effectivement, avec de la hauteur, elle devenait visible. Ici, le terrain déclinait en pente raide, formant une cuvette défrichée ceinturée de conifères. Des couvercles de réservoir étaient ensevelis dans le sol pentu, des canalisations déversaient des litres d’eau qui serpentaient jusqu’à la rivière du Cady.
Les pieds de Bérengère s’enfoncèrent dans la fange.
— Vincent ? fit-elle d’une voix sourde.
Elle descendit, aidée par Yumi. Les ronces griffaient son jean, les fougères fouettaient ses hanches. La peur chevillée au corps, elle traversa la cuvette marécageuse et inspecta l’habitacle. Vide. Selon elle, il n’y avait qu’une seule explication plausible : quelqu’un avait poussé la voiture depuis le sentier et elle avait terminé sa course emplafonnée contre un tronc.
— Vincent !
Yumi l’imita.
— Vincent ! Vincent !
Bérengère ouvrit la portière dans un couinement lugubre. Passa la tête à l’intérieur en se tenant à la carrosserie. Remarqua les clés qui pendaient sur le contact. Un pincement au cœur. Une vague de nostalgie. La petite photo plastifiée de Vincent, Zoé, Lucas et elle, accrochée au porte-clés, vacillait dans la pénombre.
Soudain elle sentit un mouvement. Le sol était gorgé d’eau, instable, et le poids qu’elle exerçait sur la voiture avait fait glisser la Citroën. Elle se hâta de fouiller les sièges avant, la banquette arrière. Il n’y avait rien de suspect. Rien en plus.
— Alors ? s’enquit Yumi.
— Les clés sont dessus. C’est bizarre, non ?
Bérengère tira sur ses vêtements, prisonniers des ronces, et se dirigea vers le coffre. La voiture grinça en se déportant de quelques centimètres. Comprenant que la C3 était retenue contre un simple pin dans un équilibre précaire, Bérengère posa la main sur le hayon et l’ouvrit avec délicatesse.
Sa mâchoire manqua de se démantibuler.
Derrière elle, Yumi lâcha un cri de surprise.
Posée sur les poches Leclerc, au milieu du coffre, il y avait une tronçonneuse.