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Dimanche 31 octobre, 12 h 45

Charles n’osait plus bouger.

Assis sous la fenêtre du séjour de son chalet, il attendait en silence depuis près d’une heure dans le noir complet. À la seconde où il avait reconnu l’Ogre catalan, il avait décampé aussi vite que possible vers son habitation et s’était barricadé à l’intérieur. Volets fermés. Lumières éteintes. Porte verrouillée. Il avait même coincé une chaise sous la poignée, comme il l’avait vu faire des centaines de fois dans les films. Son premier réflexe avait été de prévenir les gendarmes, mais l’absence de réseau l’en avait empêché et il n’avait pas le courage de ressortir.

Le mobilier se découpait dans la pénombre. Charles avait rabattu l’écran de son ordinateur pour qu’il n’y ait aucune lueur dans la pièce. Pour ne pas trahir sa présence. Il pouvait entendre son pouls à travers la friture de la pluie contre le toit. La peur. La vraie. Une peur primale. Celle qu’il s’échinait à faire éprouver à ses lecteurs. Elle le paralysait. N’en déplaise à son ego.

De toute façon, Charles n’avait pas d’autre option. Il fallait qu’il reste calfeutré ici. Attendre. Prier pour ne pas essuyer les représailles du fugitif. Qu’il poursuive sa cavale. Charles s’était documenté avant de venir à Saint-Martin-du-Canigou. Il avait étudié l’histoire de la région, ses faits divers, ses horreurs. Le portrait de l’Ogre catalan était apparu régulièrement durant ses recherches ; et si c’était une chose de le contempler à travers un écran d’ordinateur, c’en était une autre de le voir en chair et en os.

Soudain, un craquement.

Charles se plaqua contre le mur. La sueur dégoulinait de son front et lui piquait les yeux.

Nouveau bruit. En provenance de la terrasse.

Charles aurait voulu se dissoudre entre les lattes du parquet. Se volatiliser. Disparaître. Son cœur s’apparentait à une boule de flipper valdinguant aux quatre coins de sa cage thoracique.

Quelque chose heurta une des chaises à l’extérieur, qui crissa sur le plancher humide en un son lugubre. Charles expirait le plus doucement possible. Tremblant comme une des feuilles mortes qui parsemaient la lisière de la forêt, il tendit l’oreille. Les lattes grinçaient : on se déplaçait sur la terrasse.

Un autre craquement résonna, plus fort, celui-ci, et Charles manqua de hurler de frayeur. Il plaça une main devant sa bouche pour atténuer sa respiration, persuadé qu’on pouvait entendre son souffle depuis l’abbaye de Saint-Martin.

La luminosité fluctua, imperceptiblement. Une légère variation dans le maelström d’ombres qui emplissait le salon. Il y avait quelqu’un devant la porte.

Et puis il y eut un choc terrible. Le chalet entier trembla et Charles eut l’impression que la bâtisse allait s’effondrer. Il n’avait plus aucun doute. Cette force. Cette carrure. L’Ogre catalan se tenait sur le paillasson ; sa silhouette barrait les lueurs ternes du jour et affadissait l’intérieur de l’habitation.

Charles se liquéfiait sur le plancher. Incapable de refréner les tremblements de ses membres, les claquements de sa mâchoire.

À l’extérieur, les pas faisaient couiner les planches de bois à chaque appui, autant de sons agissant comme des épines dans le cœur de Charles, blotti contre le mur en position fœtale. L’Ogre catalan paraissait indécis.

Les yeux injectés de sang de Charles captèrent alors un mouvement dans l’obscurité. La poignée ! La poignée de la porte d’entrée s’abaissait.

Il rampa derrière le canapé, tout en fixant la tige de métal scintillant dans les ténèbres à mesure qu’elle s’orientait vers le parquet. La poignée descendit au maximum puis il y eut un nouveau choc qui secoua le pan entier de l’édifice et renversa la chaise. Silence. Poussée. Silence. Poussée. Le verrou tenait bon.

Brusquement, une secousse ébranla l’ensemble du chalet. Des cascades de poussière s’écoulèrent des poutres apparentes, semblant flotter en suspension dans les rais de lumière blafarde qui filtraient à travers les interstices des volets fermés. L’Ogre catalan possédait-il la force nécessaire pour détruire l’habitation ?

Peut-être que Dieu existe, finalement, se dit le romancier pétri de trouille. Se considérant comme athée, il remercia et supplia n’importe quelle divinité de lui venir en aide, de faire tenir le verrou.

Puis les chocs cessèrent. Les pas s’éloignèrent de la porte et se dirigèrent vers la fenêtre. La pénombre s’accentua, coula à l’intérieur du chalet comme une marée noire.

De nouveaux coups heurtèrent le volet, qui heureusement résista. Charles sentit un liquide chaud perler sur ses lèvres, un goût métallique : ses dents avaient foré la chair jusqu’au sang.

Un souffle rauque pulsait à l’extérieur, et Charles plaqua ses mains baguées contre ses oreilles pour réduire ce bruit qui se distillait dans ses cellules comme un virus. Les genoux ramenés contre le torse, il se balançait d’avant en arrière tel un métronome humain. Ou un psychotique.

Les pas effectuèrent des va-et-vient – la peur succédait à l’espoir à chaque retour en arrière –, puis, au bout de quelques minutes supplémentaires insoutenables, ils finirent par s’éloigner. Les marches de la terrasse couinèrent une dernière fois et ce fut le silence.