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Dimanche 31 octobre, 17 h 05

Yumi était hallucinée.

Un incendie embrasa sa poitrine ; la température augmenta d’un coup, brûlant son front qui se recouvrit de sueur. Les muscles de son visage se relâchèrent. Sa figure s’affaissa comme un masque de cire dégoulinant sous la flamme d’un chalumeau ; sa bouche s’ouvrit sur un cri muet, comme dans un tableau de Munch. Les images qui la hantaient depuis deux ans défilèrent dans sa tête à toute vitesse ; les angoisses, les insomnies, les cauchemars, tout remonta à la surface, tel un raz-de-marée qui manqua de la faire défaillir. Ses jambes flageolèrent et elle se retint à la rambarde cerclant la terrasse. Ses pires craintes se cristallisaient à la vue de Charles Ciron.

— Vous vous connaissez ? fit Bérengère d’un air candide.

Les yeux du romancier devinrent deux fentes noires brillant dans la pénombre du chalet.

— Foutez le camp !

Il referma la porte.

Les idées de Yumi se remirent en place. Elle introduisit sa chaussure dans l’embrasure, au dernier moment.

— Vous êtes folle ou quoi ? la tança Charles.

— On doit vous parler ! insista Yumi.

— Foutez-moi la paix !

La main plaquée contre le bois humide, Yumi parvint à refréner le trouble qui grandissait en elle.

— C’est important, Charles.

L’auteur renâcla. Il examina la clairière, comme pour s’assurer qu’elles n’avaient pas été suivies, puis, après quelques secondes de réflexion, il s’effaça pour les laisser entrer. Il vérifia à nouveau que personne ne rôdait dans les parages. Le verrou coulissa. Le chalet était plongé dans l’obscurité. Sur le canapé, deux valises ouvertes attendaient qu’on les remplisse. Une odeur de gel douche trop parfumé embaumait les lieux ; ça sentait le mâle, la testostérone.

— Vous partez ? demanda Bérengère, intriguée.

— Je me casse, oui. Je descends au zoo et j’appelle un taxi. Hors de question que je reste plus longtemps dans ce traquenard.

Les mains dans les poches d’un sweat noir à capuche, les cheveux détachés et mouillés, Charles marqua un temps d’arrêt, toisant Bérengère, puis ses yeux se déportèrent lentement vers la fenêtre aux volets fermés donnant sur la forêt.

— Il est ici…

— Qui est ici ? demanda Yumi en fronçant les sourcils.

— L’Ogre catalan. Je l’ai vu…

Des picotements cheminèrent le long de l’échine de Yumi, qui grelotta. Bérengère, quant à elle, porta les mains à sa figure.

— Alors c’est lui ! C’est lui qui a enlevé Vincent et Ingrid !

Ignorant la réplique de Bérengère, Yumi scrutait Charles avec sévérité tandis qu’il s’attelait à préparer ses affaires.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

— Comment ça ?

Il avait répondu avec mépris, sans lever la tête. L’empressement hachait ses gestes ; il semblait au bord de l’attaque de panique. Il jeta des carnets de notes en vrac dans une des valises, rangea un ordinateur portable dans sa housse.

— Pourquoi vous êtes ici ce week-end ? reprit Yumi d’un ton plus acariâtre.

— Et en quoi ça vous regarde ?

Agacée, Yumi plongea la main dans la poche de son K-Way et lui colla les caméras miniatures sous le nez.

— Voilà pourquoi. Les chalets sont sous surveillance. On nous filme.

Charles consentit enfin à arrêter de faire ses bagages.

Bérengère s’apprêtait à intervenir – sans doute pour répéter son histoire d’escape game télévisé –, mais Yumi la musela d’un simple regard.

— C’est quoi, ces conneries ? demanda Charles en les dévisageant à tour de rôle.

— Je peux vous le prouver. Vous permettez ?

Elle fit un signe du menton vers l’horloge laquée accrochée au mur, au-dessus de la télévision. Charles acquiesça en croisant les bras.

— D’où vous vous connaissez ? s’enquit Bérengère, feignant la désinvolture, tandis que Yumi saisissait le cadran de bois.

Charles ne daigna pas répondre. Ses yeux étaient aimantés à ceux de Bérengère, qui, gênée, s’empourpra.

Fracas de l’horloge contre le plancher. Sursaut de Charles. Une minicaméra logée dans le « 6 ».

Yumi se redressa en brandissant l’objet d’un air victorieux. Elle se tourna vers Charles, qui, curieusement, ne paraissait pas intéressé par la présence de la caméra. Il observait Bérengère. Comme hypnotisé.

Un silence glaçant écrasa les occupants du chalet. La luminosité déclinait au gré des nuages noirs qui s’amoncelaient, faisant glisser un jeu d’ombres sur les lattes bourbeuses du parquet. Interdite face à cette scène étrange, Yumi détailla Charles. Puis Bérengère. Charles. Bérengère. Et soudain l’évidence lui sauta aux yeux. Étant visiblement arrivé à la même conclusion, le romancier la devança et apostropha Bérengère :

— Vous y étiez aussi. C’était vous qui conduisiez.

Bérengère arbora un sourire niais, tourna la tête vers Yumi pour chercher de l’aide auprès de sa partenaire, mais réalisa que celle-ci la dévisageait avec autant d’intensité, de méfiance.

— De quoi vous parlez ? Je conduisais quoi ?

Charles attrapa la caméra que lui tendait Yumi, l’inspecta puis vint se placer à ses côtés. Deux contre un. On changeait de camp comme de chemise dans cette foutue clairière. Les yeux noirs, abyssaux, du romancier examinaient Bérengère, ils semblaient capables de sonder son âme, de découvrir quel secret elle recelait.

— Vous aviez les cheveux plus foncés. Quelques kilos en moins. Mais c’était vous.

— Non mais je ne vous permets pas ! De quel droit vous…

Elle s’arrêta, sidérée : Yumi lui adressait le même regard désabusé.

— Yumi, je ne sais pas de quoi…

— C’était toi qui conduisais, Bérengère ?

— Mais qui conduisais quoi, bordel ? Vous déraillez, tous les deux. Regardez, Charles ! Une caméra miniature. On nous espionne. On est les personnages d’un jeu grandeur nature dans lequel…

— Ferme-la ! vociféra Yumi. Si tu répètes ton histoire de jeu, je te jure que je t’en colle une.

Elle inspira calmement avant de poursuivre :

— Il y a deux ans, Charles et moi avons vécu quelque chose… d’étrange. Et ça paraît incroyable que, sur les locataires des chalets, deux aient été présents dans cette bagnole sur cette aire d’autoroute. Ça serait une putain de coïncidence. Tu y étais, oui ou non ?

Bérengère était abasourdie, choquée par la violence des propos de Yumi. Elle ne comprenait rien.

— Mais quelle aire d’autoroute ? De quoi vous parlez, enfin ?

Yumi changea de stratégie. Adopta un ton conciliant :

— Tu as peut-être refoulé cet événement. Il paraît que ça arrive dans certains cas. Le cerveau occulte les traumatismes. Pour se protéger. C’est un mécanisme de défense. Si je te dis un covoiturage au mois de juin 2019. Un type immense et plein de sang sur une aire d’autoroute, en direction de Perpignan. On s’était fait une promesse, une sorte de pacte. On ne devait en parler à personne. Ça ne te rappelle rien ?

Bérengère secouait la tête, incrédule. Son index fit l’essuie-glace entre Yumi et Charles.

— Oh ! mais je vois très bien ce qui se passe. Vous êtes complices, tous les deux ! C’est ça ! C’est pas possible, c’est un cauchemar. Je vais me réveiller.

— Tu n’as pas pu oublier un truc pareil ! s’écria Yumi. On ne peut pas oublier un truc pareil !

— Avouez que vous y étiez ! éructa Charles en avançant d’un pas.

Bérengère recula, scandalisée.

— Vous êtes tous devenus fous ! Je me tire !

Elle se cogna à une chaise, s’énerva sur la clé avant de claquer la porte en sortant.

Yumi et Charles se regardèrent, un peu penauds.

— Vous pensez que c’est elle ? demanda Yumi.

— Évidemment que c’est elle. Notre présence dans cette clairière a un rapport avec ce qui s’est passé il y a deux ans. Je l’ai compris dès que je vous ai reconnue. On nous a attirés ici. Raison de plus pour se tirer fissa.

— Mais je suis venue dans ce chalet de mon plein gré, protesta Yumi. Personne ne m’a attirée ici.

— Votre décision a peut-être été influencée sans que vous vous en rendiez compte. Aujourd’hui, les algorithmes sont très efficaces pour vous bombarder de publicités susceptibles de vous intéresser.

Yumi croisa les bras. Elle n’adhérait pas à cette hypothèse un tantinet complotiste, néanmoins le doute cheminait dans son esprit. Charles poursuivit :

— Tout a été méticuleusement planifié, et ces caméras le prouvent. Vous avez aperçu les bonshommes gravés dans le chêne ? Ces personnages, c’est nous. Un deuxième a été rayé tout à l’heure.

— Et il y a eu deux disparitions…

— Exact. Mais ce qui me chiffonne, c’est qu’il y a cinq personnages dessinés sur l’écorce. Or nous sommes six dans cette clairière.

— Peut-être que quelqu’un s’est incrusté à la dernière minute. Et ce nom, à quoi il correspond, à votre avis ?

— Si tout ça est bien lié à ce qui s’est passé il y a deux ans, je parie que c’est le nom de l’aire d’autoroute. Cette inscription me turlupine depuis mon arrivée, mais impossible de me souvenir où je l’ai vue. Et je n’ai pas pu vérifier à cause de l’absence de réseau. Mais à présent ça me semble logique. Vous ne vous en souvenez pas ?

Yumi fouilla dans sa mémoire.

— Non.

Les lèvres de Charles s’ourlèrent en une moue déçue.

— Moi non plus. En même temps, qui se souvient du nom d’une aire d’autoroute…

Les petites cellules grises de Yumi turbinaient à plein régime.

— Alors vous pensez que c’est lui ? Qu’il est revenu pour se venger ? Dans la catégorie « histoire vue et revue », on ne peut pas faire plus cliché.

— Avouez que ça tiendrait la route. Ou alors l’un d’entre nous a parlé…

— Cette histoire me hante depuis deux ans, mais je ne me suis jamais confiée à personne, pas même à ma copine.

— Moi non plus.

Le silence s’étira. Yumi secoua la tête, niant l’évidence.

— Selon Bérengère, il s’agit d’une murder party géante filmée à notre insu, une sorte de téléréalité organisée à nos dépens.

Charles ricana.

— Même moi je n’oserais pas écrire un truc pareil. Peut-être que c’est elle qui a parlé. Et elle dit ça pour brouiller les pistes.

— Surtout qu’on a retrouvé sa voiture, près du zoo, cachée dans un fossé. Et devinez quoi : il y avait une tronçonneuse dans le coffre.

Le visage de Charles se fendit d’un sourire énigmatique.

— Ça, c’est intéressant…

Son ego inébranlable résistant à tous les écueils, il annonça en tendant la main :

— Charles Ciron.

— Je sais, Ingrid m’a un peu parlé de vous. Moi, c’est Yumi. On se tutoie ?

Le prénom « Ingrid » gela les protagonistes.

— Je suis désolé, pour votre… ton amie. J’ai suivi le sentier qui mène au pont de singe. La structure était détruite. J’ai dû rebrousser chemin et c’est là que j’ai vu l’Ogre catalan.

Yumi encaissa la nouvelle. Après un temps de réflexion, elle demanda :

— Tu l’as vraiment vu ?

— Oui… Il rôde dans le coin. On n’est plus en sécurité ici. L’étau se resserre.

— Quelle histoire de dingue… Tu vas essayer de partir, alors ?

— Oui, je vais commander un taxi. Je l’attendrai au zoo, c’est plus prudent. Au moins, là-bas, il y aura du monde. Et surtout du réseau. Je suis sincèrement désolé pour ta copine.

Il baissa son menton rasé de frais, semblant chercher ses mots.

— C’est vraiment une chouette nana.

La remarque fit éclore un sourire sur le visage de Yumi ; ses yeux se gorgèrent de larmes, sa gorge s’atrophia.

— Vous avez passé une bonne soirée, apparemment.

— Ça faisait longtemps que je n’avais pas ri autant, confia Charles.

Ils restèrent silencieux quelques secondes. Une sorte de recueillement incongru qui horripila Yumi. Elle refusait d’abandonner, de s’avouer vaincue. Ingrid était vivante. Elle pouvait le sentir. Elle se mit à tourner en rond au milieu du chalet, semant de la boue dans son sillage, alors que Charles retournait à ses valises.

— Si notre théorie est correcte, pensa-t-elle à voix haute, alors ça voudrait dire que Clotilde était la dernière passagère. C’était elle qui était assise à l’avant, à côté de Bérengère. Pourquoi on ne l’a pas reconnue ? Est-ce que les gens changent à ce point en deux ans ? Nous, on était à côté. Mais les autres ? Est-il possible qu’elles aient oublié ce choc ? Qu’elles aient refoulé ces souvenirs, et en particulier nos visages ?

La mine de Charles s’assombrit. Avec son teint blême et ses vêtements noirs, on aurait dit un mangemort.

— Clotilde pourrait être la quatrième passagère, oui. Il y a de fortes chances. Je ne suis pas physionomiste, mais on peut imaginer qu’avec une nouvelle coupe de cheveux, une couleur, et surtout après une grossesse, une femme change… Ce souvenir est un peu flou, j’ai du mal à me rappeler tous les détails. Mais en ce qui concerne Clotilde, j’ai…

— Attends ! J’avais zappé. Je vais enlever les autres caméras pour qu’on puisse discuter tranquillement.

Elle se dirigea vers la chambre.

— Non ! N’entre pas !

Trop tard. La porte était déjà ouverte.

Yumi se décomposa. Elle contempla avec effroi le plan du site épinglé au mur, les portraits photographiés, les post-it, les punaises représentant chaque locataire.

La cagoule pliée sur le lit.

Elle recula, ahurie. Ce type était un manipulateur. Le duvet recouvrant sa nuque se hérissa. Elle sentit une présence dans son dos : la haute silhouette de Charles se dressait dans le chambranle, forme noire et menaçante lui barrant le passage.

— Tu n’aurais jamais dû voir ça.