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Dimanche 31 octobre, 18 h 55

Deux fentes jaunes pourfendant la pénombre.

Une gueule ouverte. Des crocs luisants. Une haleine fétide.

Adossé contre le mur du couloir, les fesses clapotant dans une flaque de boue et de sang, Charles grimaça de douleur, hypnotisé par la vision du tigre qui se tenait de l’autre côté des barreaux. Son épaule droite l’élançait, il était dans l’incapacité de bouger son bras. Le teint pâle, il palpa sa blessure. Un frisson le parcourut lorsqu’il effleura le point d’entrée de la balle qui lui avait pulvérisé la clavicule. Une rivière d’hémoglobine suintait de l’orifice, une veine de gros calibre avait dû être touchée. Son pouls pulsait à un rythme frénétique, son cœur battait à tout rompre pour approvisionner ses organes vitaux en oxygène.

Charles devait comprimer la blessure. Il se redressa, ôta une manche de son manteau, puis gémit au moment de retirer l’autre ; chaque mouvement de son bras estropié lui déclenchait des éclairs de douleur. Il avait froid, pourtant la sueur suintait de tous ses pores.

Au prix d’un effort titanesque, il forma une boule avec son caban, le positionna contre la plaie et, les dents serrées, appuya avec le peu de force qu’il lui restait.

Après lui avoir tiré dessus, l’individu cagoulé avait fermé la grille centrale scindant le couloir, puis était ressorti par où il était entré, verrouillant la porte avec un cadenas. Depuis, Charles agonisait, au milieu des feulements des tigres et des pleurs de Yumi, prisonnière de l’autre côté du bâtiment.

Bien que ses yeux se soient accoutumés à l’obscurité, il ne percevait qu’une mélasse d’ombres contrastant avec la pénombre totale qui ensevelissait les lieux. Les formes noires des félins, campés sur leurs larges pattes, de l’autre côté des grilles. Celles des trappes, des manivelles, des boîtiers électriques, des portes. La silhouette de Yumi, recroquevillée au bout du couloir. Il n’avait pas la force de récupérer son smartphone pour éclairer les lieux, quand bien même il craignait la réaction des tigres qui, eux, n’éprouvaient aucune difficulté à voir dans le noir. Pour saliver face à cet être humain alléchant.

— Je suis désolé, dit-il dans un souffle.

De l’autre côté du couloir, les sanglots s’estompèrent.

— Je ne suis qu’un imbécile, continua Charles, la tête posée contre le mur, les yeux fixant un plafond invisible. Je m’en veux tellement.

Il entendit un raclement ; Yumi se décalait vers lui.

— En réalité je suis un imposteur. Un auteur dépourvu de talent.

Il s’exprimait comme s’il était seul.

— Je voulais venir ici pour écrire mon meilleur roman. Mon agent a reçu une invitation à passer le week-end dans cette clairière. Il savait que j’avais pour projet de faire un huis clos dans les Pyrénées, un slasher. On en avait beaucoup parlé tous les deux, et je l’avais dit dans plusieurs interviews. C’était de notoriété publique.

Il toussa, régula sa respiration tout en comprimant sa blessure. La transpiration coulait à grosses gouttes sur son front couturé de rides.

— Parce que la vérité, c’est que je n’y arrive plus. Je suis devenu incapable de créer des histoires. Ce succès inattendu, ce déferlement médiatique, l’attente des lecteurs, tout ça m’a mis une pression incommensurable. Le stress bride mon imagination.

Les frottements se rapprochaient ; Yumi se tenait près de la grille centrale.

— Le succès m’a détruit. Psychologiquement.

Il lâcha un gémissement de douleur en se réinstallant contre le mur. Une soif inextinguible lui asséchait la bouche ; il déglutit avec difficulté puis fixa les yeux étrécis du tigre, gueule béante, oreilles en arrière, dont les larges favoris blancs tranchaient sur l’obscurité.

— Alors j’ai trouvé une solution, reprit-il, comme s’il s’adressait au félidé. Comme je n’étais pas en mesure d’inventer ma propre histoire, j’ai décidé de décrire celle que j’allais vivre pendant ce week-end. Au moins au début. J’espérais que le processus se mettrait en route et que je pourrais terminer une fois de retour chez moi.

Nouvelle vague de douleur. Autre geignement.

— Je me suis servi de vous… Je vous ai espionnés, je vous ai fait peur, j’ai joué avec vos nerfs dans l’unique but d’étudier vos réactions pour les retranscrire ensuite dans mon roman. C’était bien moi que tu as vu hier soir à deux reprises par la fenêtre. Sans le savoir, vous étiez devenus les personnages de ma nouvelle histoire. J’ai placé un corbeau mort derrière les volets de Bérengère, je vous ai tous torturés mentalement ; notamment Clotilde, à qui j’ai laissé un message manuscrit. Je vous ai utilisés à votre insu par pur égoïsme, car je n’étais plus foutu d’écrire. C’est pathétique. Je sais. Et j’en suis désolé.

Une boule de remords enraya ses cordes vocales ; il enchaîna d’un timbre chevrotant en se tournant vers Yumi :

— Ce que tu as vu dans la chambre de mon chalet, c’était mon plan. Mes fiches de personnages. Le début de mon intrigue. J’en avais parlé à Ingrid, hier soir, quand on a fumé et picolé sur votre terrasse. Elle a trouvé l’idée aussi géniale que délirante.

La voix brisée, saturée de trémolos, il ajouta :

— Je serais incapable de faire du mal à qui que ce soit, Yumi. Je suis trop peureux, trop lâche pour ça. Je te prie de me croire.

Les tigres s’étaient allongés, las de lorgner un repas inaccessible. Charles fut pris d’un vertige. Sa tête heurta le mur. Il inspira à pleins poumons, les remugles rances d’urine et de déjections emplirent ses voies respiratoires. Le pansement compressif de fortune échouait à endiguer l’hémorragie, il perdait trop de sang.

Le murmure de Yumi sembla provenir d’outre-tombe.

— Alors Ingrid n’a pas disparu à cause de toi.

— Je n’y suis pour rien. Je te le jure.

— Tu penses qu’elle…

— Je suis désolé, Yumi. Mais j’ai bien peur que oui…

Il renifla en grimaçant. Puisa dans son courage pour terminer de libérer sa conscience.

— J’ai entendu du bruit dans votre chalet… Mais je n’ai rien fait. J’ai eu peur. J’étais incapable de bouger. Je suis terriblement désolé.

Les pleurs de Yumi lui déchirèrent le cœur. Un nouveau blanc s’installa.

Une lumière scintilla sur sa gauche. Un écran de smartphone. Les tigres, alertés, émirent un bruit de gorge en se relevant, sur le qui-vive.

— Je n’arrive pas à appeler les gendarmes, signala Yumi entre deux hoquets.

— L’orage a dû endommager la borne la plus proche.

Yumi se leva, se dirigea vers le fond du couloir.

— Au secours ! À l’aide ! hurla-t-elle en martelant la porte de ses poings rageurs.

Les tigres bondirent aussitôt contre les grillages, excités ; leurs crocs aiguisés limaient les barreaux en un son strident à vous hérisser les poils. Yumi glapit en se ratatinant contre le mur. Pétrifiée.

— Personne ne viendra nous libérer, dit Charles d’un ton lugubre. On a été piégés, c’est certain. J’ai vérifié : l’aire d’autoroute sur laquelle on s’est arrêtés s’appelle bien Gignac. Tout ça a un lien avec ce qui s’est passé il y a deux ans.

Une quinte de toux le plia en deux, l’inondant de douleur. Le manteau en boule n’exerçait plus aucune pression sur la plaie. Ses forces le quittaient. Il reprit son souffle avant de poursuivre :

— Sauve-toi dès que tu en auras l’occasion. Mais surtout méfie-toi de…

Un bruit métallique tinta à l’extérieur, brisant la cacophonie de l’orage. On retirait le cadenas.

La seconde suivante, la porte s’ouvrit sur la silhouette encapuchonnée, cagoulée ; forme noire dans un rectangle gris rayé de pluie. Un MAC 50 pendait au bout de son bras, le long de sa jambe droite. La vision de l’arme réveilla la blessure de Charles, qui, exténué, ne recula même pas, transi de peur. Attendant la sentence impitoyable d’un inconnu. Un châtiment radical pour un acte qu’il avait commis il y a deux ans, pour lequel il avait juré de garder le secret…

— Pitié. Arrêtez. Vous n’êtes pas obligé de faire ça.

En guise de réponse, le canon du pistolet pointa vers sa tête.

Les feulements des félins, combinés aux hurlements de supplication de Yumi, se transformèrent en un brouhaha inaudible.

Les yeux de Charles se fermèrent.

C’était son heure.

Il ne vit pas sa vie défiler, au contraire, il songea à tout ce qu’il n’avait pas pu réaliser. Puis il pensa à son père, à sa mère.

Un autre cliquetis métallique résonna dans le couloir, suivi d’un long couinement angoissant, désagréable, semblable à une fourchette raclant une assiette.

Les paupières de Charles se décollèrent.

La silhouette repartait.

Il crut d’abord que le choc hémorragique l’avait fait délirer, qu’il avait halluciné, quand il remarqua la trappe donnant sur l’enclos de Selina, la femelle tigre.

Elle était ouverte.