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Dimanche 31 octobre, 19 heures

Bérengère n’y voyait rien.

Elle ôta sa capuche, le cœur au bord des lèvres, se pencha en avant et eut juste le temps d’écarter ses mèches blondes avant de vomir une flaque nauséabonde sur le chemin de bois. Après une brève accalmie, les cris des chimpanzés retentirent à nouveau en une cacophonie assourdissante. L’humidité étouffante du bâtiment lui déclencha un frisson. Elle grelotta, saisie de chaud, de froid, de nausées, de peur. Elle l’avait échappé belle.

Le contrecoup de la menace des lionnes lui scia les jambes. Étourdie, elle essuya sa bouche d’un revers de manche et s’assit sur le rebord en pierre qui encadrait les parois vitrées. De l’autre côté, les singes s’agitaient, déchaînés ; certains sautaient des branches ou des cordes, d’autres remuaient le sol tapissé de terre et de copeaux de bois en se déplaçant à quatre pattes, se pourchassaient, faisaient des roulades ; d’autres, encore, cognaient contre les vitres. Les dents brillantes luisaient dans l’obscurité, semblables à des sourires terrifiants, sporadiques, qui poinçonnaient les ténèbres çà et là.

Bérengère se prit la tête à pleines mains et inspira profondément. Les miasmes de la ménagerie envahirent ses narines. Un rayon de lumière balafra la pénombre ; elle distingua Camille au centre du chemin. Fusil en bandoulière, la directrice tenait une lampe torche dans sa main droite, la gauche se saisit du talkie-walkie.

— Anaïs. C’est Camille. Tu me reçois ?

Seuls des grésillements lui répondirent.

Elle coinça l’appareil dans sa salopette et fusilla Bérengère du regard.

— Vous pouvez m’expliquer tout ce bordel ?

Éblouie par le faisceau braqué sur son visage blême, Bérengère répliqua d’un ton indigné :

— Baissez votre machin. Et c’est à moi de vous poser la question. C’est normal que des lions se promènent en liberté dans votre zoo ?

— C’étaient des lionnes.

— On s’en fout, c’est pareil.

— Ne me prenez pas pour une conne. Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que vous voulez ?

Ses yeux lançaient des éclairs aussi impitoyables que ceux qui zébraient le ciel.

Bérengère se leva, irritée. Elle entendait un mot sur deux à cause de ces putains de macaques qui gueulaient, et elle en avait marre qu’on doute systématiquement de son identité. Elle était Bérengère. Mère de famille. Aide-soignante et étudiante infirmière. La fille sympa, toujours de bonne humeur, malgré la charge mentale qui l’accablait. Celle qui collectionnait les gaffes, mais qui avait le cœur sur la main, constamment prête à dépanner ses collègues. Une jeune femme de trente-deux ans qui n’avait jamais fait de mal à une mouche…

D’instinct, Camille recula. Ses doigts s’enroulèrent autour de la crosse du fusil.

— Restez où vous êtes. Pourquoi êtes-vous ici ? Et ne me mentez pas.

Bérengère fit un pas en arrière, intimidée par la présence de l’arme.

— Le bébé d’une des locataires a été enlevé. Je suis venue apporter mon aide. Qu’est-ce que vous auriez fait, à ma place ? Si vous croyez que ça m’amuse de crapahuter dans ce foutu zoo sous le déluge.

— Qu’est-ce que vous racontez ? Un bébé ? Le bébé de qui ? Quelle locataire ?

— Elle s’appelle Clotilde. Je ne connais pas son nom de famille.

Camille paraissait incrédule, hallucinée. D’un geste rapide, elle empoigna le fusil.

— Ne me mentez pas !

Bérengère tendit les mains en signe de soumission.

— Je vous jure que c’est la vérité ! Ne tirez pas !

— C’est vous qui avez libéré les lionnes ?

— Pourquoi j’aurais fait une chose pareille ?

— Combien êtes-vous ?

— On est trois.

Le fusil tremblait entre les doigts de Camille. Visiblement la situation lui échappait.

— Et les autres, où sont-ils ?

— On s’est séparées pour chercher le bébé. Baissez votre arme, par pitié. J’ai des enfants…

La directrice abaissa le canon, leva la visière de sa casquette d’un air perplexe. Derrière elles, les cris des chimpanzés avaient diminué de volume. Certains singes s’étaient tus, curieux, comme au spectacle.

— Je ne sais pas qui a libéré les lionnes, reprit Bérengère d’un ton calme. L’Ogre catalan traîne dans les parages. Un des locataires l’a vu. C’est peut-être lui.

— Vous plaisantez, j’espère ?

— Non, c’est la vérité, je vous assure !

Camille secoua la tête comme si elle s’adressait à une demeurée.

Tout ça allait beaucoup trop loin. Bérengère ne croyait plus à l’hypothèse d’une murder party grandeur nature. Il était inenvisageable que les organisateurs n’aient pas arrêté la partie après le kidnapping de Nina et, quand bien même cela aurait été inclus dans le scénario – avec la complicité de Clotilde, allez savoir –, elle n’imaginait pas les créateurs du jeu capables de libérer des animaux sauvages et mettre ainsi en péril la vie des participants. La réalité la rattrapa, inexorable, charriant son lot de tragédies. Le mécanisme de défense qui l’avait préservée jusque-là de la panique n’opérait plus.

Le talkie-walkie crachota, interrompant ses réflexions.

— Camille. Ici Anaïs. Tu me reçois ?

La directrice hissa la bandoulière sur son épaule et répondit :

— Ici Camille. Je t’écoute.

— … vue…, fit une voix apeurée dans l’appareil.

L’orage hachait la communication. On ne comprenait que des bribes de la conversation.

Bérengère se raidit, suspicieuse.

— Répète, Anaïs. Je te reçois très mal.

— … enfermée…

— Où es-tu ? Anna et Elsa sont en liberté, près de l’île aux singes. Préviens tout de suite Luc. On a peu de temps devant nous. OK ?

— …

— OK ?

— …

— Anaïs ! Tu me reçois ?

L’appareil éructa un long crépitement avant de laisser place à un silence angoissant.

— Fait chier ! lâcha Camille.

Un grincement fit sursauter les deux femmes. Juste au-dessus de leur tête. Bérengère se tassa contre la vitre, avant de bondir, effrayée, à cause d’un chimpanzé qui tambourinait contre la paroi. Cet endroit était pire qu’un HP. Plus jamais elle n’emmènerait les petits dans un parc animalier. Camille, elle, conserva sa lucidité et pointa sa lampe torche vers le plafond. Dans un conduit grillagé reliant l’enclos à l’extérieur et qui enjambait le chemin de bois, un jeune singe retournait vers ses congénères. Elle baissa le faisceau et le braqua en direction de Bérengère.

— Maintenant répondez-moi. Qu’est-ce que vous trafiquez ? Vous n’avez rien trouvé hier soir, alors vous êtes revenues en plus grand nombre, c’est ça ?

— Hier soir ? De quoi vous parlez ?

— Ne faites pas l’innocente. J’ai trouvé la carte de transport de votre amie Yumi. Vous vous êtes introduites dans le zoo. On vous a surprises. Et comme vous n’avez rien trouvé, vous avez décidé de revenir avec cette Clotilde. Qu’est-ce que vous voulez, à la fin ?

— Je… rien, balbutia Bérengère, complètement déboussolée. Je cherche le bébé de Clotilde. Quelqu’un l’a kidnappé et l’a emmené dans le zoo.

Camille hurla :

— Arrêtez avec votre histoire d’enlèvement ! Qu’est-ce que vous complotez toutes les trois ?

Tout en parlant, elle s’était saisie du fusil hypodermique, la lampe coincée contre le canon. Bérengère était terrifiée. Elle repensa à Charles et Yumi. Ces deux-là se connaissaient, ils avaient effectué un covoiturage en 2019. Et il s’était passé un événement marquant sur une aire d’autoroute, d’après leurs insinuations. Disaient-ils vrai ? Les drames de ce week-end de la Toussaint étaient-ils liés à cet accident survenu deux ans plus tôt ? Les locataires étaient-ils présents dans cette vallée pour une raison précise ?

— Je ne les connais pas ! vociféra-t-elle. Aucun d’entre eux ! Je ne les avais jamais vus avant hier ! Je n’y étais pas, merde !

Un peu déroutée par cette réponse étrange, Camille rugit à son tour, couvrant les hurlements des singes qui s’agitaient à nouveau.

— Quel était votre but en venant ici ? Qu’est-ce que vous savez ? Parlez, nom d’un chien !

Elle reprit son souffle, le fusil pointé sur l’intruse.

— Les gendarmes sont prévenus, ils ne vont plus tarder. Quoi que vous ayez prévu, votre plan tombe à l’eau. Plus personne ne salira l’image de ce zoo. En attendant vous allez rester bien sagement ici jusqu’à…

Un nouveau raclement métallique les fit tressaillir. Camille éclaira derechef le conduit : un autre chimpanzé s’était faufilé à l’intérieur.

Plongée dans l’ombre une fraction de seconde, Bérengère en profita pour prendre la fuite. Elle suivit le lacet de planches. La pluie se fracassait contre la verrière du plafond, les nuages amoncelés au-dessus de la vallée la privaient de la lumière de la lune. Elle avança dans le noir, guidée par le bruit de ses baskets sur le bois, la main droite plaquée contre les vitres derrière lesquelles les singes se jetaient : formes sombres se catapultant contre les parois au fur et à mesure de sa progression. Ses hurlements s’ajoutèrent à ceux des chimpanzés.

Le pinceau de la lampe de Camille balaya tout à coup le chemin ; la directrice était à sa poursuite. Profitant de cet éclairage salutaire, elle traversa le bâtiment, indifférente aux injonctions de la propriétaire qui écumait de rage.

Les enclos suivants étaient plus silencieux, néanmoins les cris des chimpanzés résonnaient dans tout l’édifice. Bérengère discerna de longues silhouettes – la ressemblance avec des êtres humains était terrifiante ; certaines étaient suspendues aux branches, d’autres allongées sur des plates-formes en bois, paisibles ; d’autres, encore, se déplaçaient lentement, avec grâce, le long des cordages. Des orangs-outans.

Bérengère arriva au sas, le halo lumineux fouillait le chemin derrière elle. D’un coup d’épaule, elle envoya valdinguer la première porte, puis la seconde, et se retrouva à l’extérieur, fouettée par la fraîcheur soudaine. Elle courut sur quelques mètres, chahutée par les bourrasques, avant de pénétrer dans le second bâtiment : celui des gorilles. Par chance, les accès au sein de l’île n’étaient pas verrouillés.

Une fois le sas franchi, elle se retourna, assommée par la chaleur qui régnait en ce lieu. L’humidité était encore plus écrasante que dans l’autre édifice. Elle fit demi-tour et se jeta sur la première porte au moment où Camille tentait de l’ouvrir. L’impact surprit la directrice, qui tomba sur la coursive mouillée reliant les deux serres. Le tonnerre gronda, aussitôt suivi d’un éclair qui fissura le ciel et illumina le cadenas glissé dans son encoche. Bérengère le délogea, rentra s’abriter dans la maison de nuit des gorilles et l’inséra dans le battant intérieur. Le déclic lui procura un fugace sentiment de sécurité. Bien que Camille puisse toujours faire le tour du bâtiment, cela lui offrait quelques minutes de répit loin de cette folle paranoïaque.

Le front collé contre la porte, Bérengère reprenait son souffle quand elle entendit des bruits de pas dans son dos. Le plus discrètement possible, elle enjamba le cordage et se camoufla dans la végétation tropicale, en face de l’enclos des gorilles.