— Bérengère ? Qu’est-ce que tu fous là ?
Yumi s’était arrêtée à quelques mètres de la cahute de l’accueil. Les baskets enracinées dans le sol fangeux. Les poings serrés. La peau roulant sur ses mâchoires contractées. L’obscurité encadrait son visage empreint de stupeur. Son bras se tendit à l’équerre pour empêcher Clotilde d’approcher, telle une mère qui voudrait protéger son enfant à l’avant d’une voiture lors d’un freinage d’urgence. Clotilde fixait Bérengère sans ciller. Cette dernière, affublée d’un K-Way violet, se tortillait d’un pied sur l’autre. Elle paraissait embarrassée.
Clotilde bouscula Yumi et attrapa Bérengère par les pans de sa capuche.
— Où est ma fille ?
Elle la plaqua contre le rideau métallique de l’accueil, expectorant toute sa haine contre Bérengère, qui, déboussolée, lui lançait un regard chargé d’incompréhension. Clotilde la secoua, ivre de colère. Le crâne de Bérengère cogna contre les mailles d’acier, elle tourna la tête dans tous les sens, comme pour vérifier que la fillette n’était pas dans les parages, avant de s’exclamer :
— Mais arrête ! J’en sais rien !
Elle se dégagea.
— Arrêtez de me hurler dessus !
Clotilde repartit à la charge, les doigts agrippés au nylon.
— Dis-moi où est ma fille ! lui cracha-t-elle au visage.
Bérengère se débattait.
— Laissez-moi tranquille ! Je ne veux plus rien avoir à faire avec vous ! Vous êtes tous fêlés !
Clotilde la gifla.
— Où est mon bébé ?
— J’en sais rien !
Alors Clotilde lui sauta à la gorge. Ses doigts s’enroulèrent autour du cou de Bérengère, qui tentait de se libérer. Elles dégringolèrent le long du rideau métallique.
La trachée de Bérengère émit un chuintement ; la poigne se resserrait, implacable ; étau de phalanges la privant d’oxygène. Ses yeux s’écarquillèrent. Des vaisseaux sanguins éclatèrent, des points noirs mouchetèrent sa vision. L’air lui manquait.
Yumi décida qu’il était temps d’intervenir. Cette garce de Bérengère mentait, certes, néanmoins elle avait du mal à l’imaginer impliquée dans un rapt d’enfant.
— Ça suffit ! s’écria-t-elle.
Elle ceintura Clotilde, à califourchon sur Bérengère qui suffoquait, et, après quelques secondes de lutte acharnée, elle parvint à lui faire lâcher prise.
Yumi se releva, un genou au sol et les mains à plat devant elle.
— On se calme !
Clotilde épousseta ses vêtements et pointa un doigt accusateur vers Bérengère, qui peinait à reprendre son souffle, semblable à un phoque agonisant sur la banquise.
— Qu’est-ce qu’elle fait ici ?
Yumi aida Bérengère à s’adosser contre le rideau de fer. Les sourcils froncés, elle demanda à son tour :
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Bérengère ahanait. Sa gorge sifflait à chaque inspiration.
— Ne m’approchez pas…, articula-t-elle avec difficulté.
Yumi s’accroupit à son niveau.
— Le bébé de Clotilde a été enlevé.
Les yeux injectés de sang de Bérengère se posèrent sur Clotilde, survoltée, qui se grattait le lobe de l’oreille en la foudroyant du regard.
— Qu’est-ce que tu fais là, Bérengère ?
— Mes enfants. Je voulais entendre mes enfants.
Elle s’exprimait d’une voix enrouée.
— Cette folle a failli m’étrangler.
— Cette folle, comme tu dis, a perdu son enfant. Et on te trouve ici, dans le noir. Mets-toi à sa place. Comment tu es entrée ?
— La barrière était ouverte.
Elle inspira profondément ; on aurait dit le bruit d’un ballon de baudruche qui se dégonflait.
— Je me suis abritée là-dessous, dit-elle en désignant le dôme en chaume. C’est ici qu’on capte le mieux.
Ses yeux s’emplirent de larmes.
— Je voulais entendre la voix de mes enfants. C’est tout.
Derrière, Clotilde sanglotait, la main plaquée contre sa bouche tordue en une mine épouvantée. Bérengère poursuivit :
— Et puis il s’est mis à tomber des cordes. J’attendais que ça se calme. S’il vous plaît, ne me faites plus de mal.
Elle fondit en larmes. Un peu ébranlée par cet épanchement de vulnérabilité, Yumi se surprit à lui frotter l’épaule en signe de réconfort.
Dans son dos, Clotilde, accroupie, fouillait à l’intérieur de son sac. Elle s’empara de son smartphone. Yumi l’entendit jurer à voix basse, s’énerver ; elle en déduisit que les forces de l’ordre étaient injoignables.
— Vous avez du réseau ? demanda Clotilde, catastrophée.
Bérengère se dandina pour extraire son téléphone de sa poche. Elle afficha aussitôt un air accablé. Yumi vérifia à son tour : aucun signal. Au comble de l’affolement, Clotilde s’exclama :
— Vite ! Il faut continuer vers la fosse aux ours.
Yumi interrompit son geste et aida Bérengère à se relever.
— Ça va aller ?
L’aide-soignante opina en s’essuyant le visage.
— Je viens avec vous, déclara-t-elle soudain.
— Alors ne perdons pas de temps, dit Yumi, soupçonneuse.
Elles s’engagèrent dans l’allée centrale, dépassèrent le lac, l’amphithéâtre, les volières, puis débouchèrent sous le toit géant du snack, d’où s’écoulait un rideau de pluie circulaire.
— Dépêchez-vous, les pressa Clotilde.
Elle courut vers le parapet ceignant la fosse aux ours. Les séquoias se dressaient, majestueux : arborescence obscure dans un décor de ténèbres. Le vent agitait les branches des conifères, projetant des myriades d’aiguilles dans le vaste enclos boueux, scindé par le ruisseau déchaîné, en crue, qui inondait les berges. Le tonnerre retentit, suivi la seconde suivante d’un éclair qui illumina les lieux d’un flash aveuglant, presque fantastique. Dévorée par le chagrin, Clotilde longea le muret dans un sens, jusqu’à la tanière des loups, puis dans l’autre, aux abords de la serre australienne en travaux. Il n’y avait personne. De leur côté, Yumi et Bérengère avaient fouillé l’aire de jeux, les environs du restaurant fermé par un rideau métallique, les sanitaires. Elles se rejoignirent sous le dôme. Bredouilles.
— Elle devrait être ici ! s’écria Clotilde.
Gagnée par une panique grandissante, elle se mit à tourner en rond.
— On se sépare, proposa-t-elle soudain.
Yumi grimaça, saisie d’un mauvais pressentiment. C’était une erreur classique de débutant. La connerie à ne surtout pas faire dans toute histoire d’horreur qui se respecte. Rester ensemble. Toujours. Quoi qu’il arrive. Ne jamais se séparer.
— On devrait rester toutes les trois.
— On couvrira une plus grande surface si l’on se sépare, objecta Clotilde.
Yumi peinait à masquer sa réticence. Bérengère, taciturne, la fixait d’un air étrange, comme si elle attendait son approbation.
— Entendu, concéda Yumi, refusant de faner les espoirs de la maman affligée.
Cette dernière trépignait, au bord de l’implosion.
— OK. Bérengère, tu vas inspecter les infrastructures, tout ce coin-là. Yumi, toi… tu vas voir du côté des bâtiments des félins. Il y a peut-être encore des soigneurs. Moi, je m’occupe de la tanière de l’ours qui hiberne. Nina est forcément dans les parages ! Sinon pourquoi avoir entouré cette fosse au marqueur ? Je vais couper par la serre en travaux pour aller plus vite. Impossible qu’on ne croise pas quelqu’un. Rendez-vous dans quinze minutes ici.
Yumi, perplexe, nota l’heure sur sa montre. Elle acquiesça, imitée par Bérengère.
L’orage gronda, et elles partirent chacune de son côté.