Le coup de feu la fit sursauter.
Elle aurait reconnu ce bruit entre mille, et ce malgré les déflagrations intempestives et assourdissantes du tonnerre. Car ce son, si caractéristique, Camille l’avait déjà entendu.
Des étendues sauvages de l’Amérique du Nord aux forêts tropicales d’Amérique du Sud, de la savane africaine aux jungles équatoriales d’Asie, en passant par les steppes et les régions subsahariennes, Camille avait parcouru la planète en long, en large et en travers. Le parc de Saint-Martin participait à de nombreux projets de réintroduction d’espèces menacées, partout sur le globe. En tant que propriétaire du zoo, elle s’impliquait dans ces objectifs ambitieux en se rendant sur le terrain, accompagnant les animaux dans leurs derniers instants de captivité, rencontrant les professionnels sur place, les ONG, les associations, les pouvoirs locaux, autant de partenaires avec qui elle travaillait pour réintroduire des spécimens dans leur environnement naturel. C’était une – si ce n’était la première – des fonctions principales du parc, avec la sauvegarde des espèces menacées et la reproduction. Durant ses voyages, Camille avait été confrontée aux affres du braconnage, de la déforestation, des exploitations intensives, de la chasse outrancière ; des populations entières d’individus délogées de leur habitat, où l’appât du gain l’emportait sur toute autre forme de vie. Elle avait déjà couru pour sauver sa peau, notamment sur l’île de Sumatra et en Guinée équatoriale, essuyant les salves de projectiles de trafiquants prêts à tout pour protéger un des business les plus lucratifs de l’économie parallèle – presque aussi rentable que la cocaïne –, qui pesait plusieurs milliards d’euros par an.
Plongée dans la pénombre du poste de contrôle, accolé à son bureau, elle se tétanisa dans le fauteuil à roulettes. Devant elle, une série d’écrans noirs. En temps normal, ils diffusaient les images des caméras disséminées dans le zoo : les bâtiments sécurisés des prédateurs, des singes, la clinique, la serre australienne. Andy, un ancien détenu incarcéré trois ans dans le centre pénitentiaire sur la route de Vernet-les-Bains pour vol avec agression, réhabilité en veilleur de nuit depuis cinq ans, n’était pas encore arrivé. Camille n’arrivait pas à le joindre, elle supposait qu’il était bloqué à cause des intempéries. La dernière personne qu’elle était parvenue à contacter était Gaëlle, vingt minutes plus tôt ; depuis les communications étaient coupées.
Ses doigts pianotèrent sur le bureau, près d’un talkie-walkie.
La première coupure de courant l’avait rendue aveugle durant quelques minutes, le temps que le générateur de secours se mette en marche, alimentant les clôtures électrifiées, les réfrigérateurs, les congélateurs, les couveuses, les locaux administratifs, la clinique. Pendant plus d’une heure, elle avait espionné les points stratégiques de son parc, dans l’attente insoutenable d’une visite aussi inévitable que prévisible. Mais le second black-out, lui, avait endommagé les systèmes d’alarme et avait dû griller le serveur informatique, car elle n’arrivait pas à redémarrer l’ordinateur. Les écrans alignés demeuraient figés sur un fond noir. Cette interruption d’électricité ne semblait pas inhérente au zoo – Camille avait essayé de réenclencher le disjoncteur –, la panne était a priori de grande ampleur. Depuis de longues minutes, elle n’avait donc aucune idée de ce qui se tramait dans son parc. Grâce à son talkie-walkie, elle parvenait à échanger avec les deux soigneurs, Anaïs et Luc ; des conversations brèves, hachées de parasites, mais qui avaient eu le mérite de la rassurer jusqu’à présent : aucun incident n’était à déclarer. Jusqu’à ce coup de feu.
Camille s’empara de son talkie-walkie, du fusil hypodermique GUT 50 qu’elle avait pris soin de sortir de l’armoire sécurisée, ainsi que d’une boîte de fléchettes tranquillisantes qu’elle enfonça dans la poche de son ciré. L’arme en bandoulière, elle quitta le poste de surveillance. Dévala l’escalier.
Une bourrasque la gifla au moment où elle sortait du bâtiment. Le fusil braqué devant elle, elle avança vers le centre du parc. La détonation paraissait provenir de là. Les falaises des lions se dessinèrent dans l’obscurité. Plus loin, les serres des singes masquaient le dôme du snack. Camille continua, sur ses gardes.
Une vision aussi irréelle que terrifiante pour tout professionnel d’un zoo lui apparut : une femme était acculée par deux lionnes en liberté.
— Restez calme, intima Camille d’un ton pondéré en arrivant à son niveau.
Elle baissa le canon de son fusil. Malgré la pénombre et la pluie battante, elle parvint à identifier les félins : il s’agissait des plus jeunes sœurs, âgées de cinq et huit ans.
— Anna ! Elsa ! Don’t move! Good girls!
Les jambes de Bérengère flageolaient. On pouvait deviner ses genoux qui s’entrechoquaient.
— Essayez de rester calme, fit Camille, sans lâcher des yeux les deux lionnes. Ne bougez pas.
Les félins avançaient à pas de velours, tassés contre le sol, grappillant quelques centimètres sans qu’on le remarque. Elles décrivaient un arc de cercle qui se refermait inexorablement sur Bérengère, leurs grosses pattes s’enfonçant dans la boue.
— Je ne suis pas bonne à manger ! lâcha celle-ci, morte de trouille, entre deux claquements de dents.
— Taisez-vous, nom d’un chien. OK ! Good girls! Don’t move!
— Elles vous obéissent d’habitude quand vous dites ça ?
— Ça dépend des jours. Maintenant vous la fermez et vous m’écoutez. Reculez tout doucement sans les regarder dans les yeux.
Bérengère s’exécuta.
— Don’t move! répéta Camille.
Son arme pointée vers le bas, elle s’échinait à ne pas se montrer menaçante. Le sédatif mettait du temps à agir, elle le savait, par conséquent elle ne souhaitait utiliser son fusil qu’en dernier recours ; dès l’instant où elle appuierait sur la détente, la lionne aurait tout le loisir de les attaquer avant de s’endormir.
Bérengère recula sur la pointe des pieds. Tout en fixant les félidés qui s’approchaient subrepticement, Camille lui ordonna :
— Vous voyez la première serre sur l’île des singes ? C’est celle des orangs-outans et des chimpanzés. Allez-y doucement. Sans geste brusque.
Une lionne se plaqua contre le sol, sa fourrure balayée par la pluie, les crocs luisants, les griffes sorties.
Stoïque, Camille imposa son autorité :
— Elsa ! No! Don’t move!
Les oreilles en arrière, l’animal agita la queue et lui répondit par un rugissement qui faillit faire hurler Bérengère.
— Good girl.
Trente mètres. Vingt mètres. Dix. Cinq. À une allure d’escargot, Camille et Bérengère se rapprochaient des bâtiments des singes, suivies par les lionnes maintenues à distance grâce aux ordres de la directrice. La pluie s’insinuait sous leurs vêtements, mais elles n’en avaient cure, focalisées sur la progression impitoyable des félins, dont les yeux jaunes, se résumant à deux fentes menaçantes, scintillaient dans l’obscurité.
Elles traversèrent le petit pont qui enjambait les douves ceignant l’île. Les cris des chimpanzés résonnaient dans la serre. Bérengère se cogna à la lourde porte.
— Ouvrez-la doucement, dit Camille.
Plaquée contre le pan métallique, Bérengère baissa la tête.
— Il y a un cadenas.
— Et merde.
Avec des gestes lents, Camille souleva son ciré et attrapa le trousseau fixé à la ceinture de sa salopette. Tout en lançant des directives d’un ton ferme aux lionnes qui se rapprochaient, elle jeta un œil à son mousqueton et tendit du bout des doigts une clé, sans se retourner.
— C’est celle-ci. Allez-y. Doucement.
Bérengère l’inséra dans la serrure. L’eau de pluie mélangée à la sueur gouttait de son nez. Elle tourna dans un sens, dans l’autre. Un cliquetis providentiel retentit. Le cadenas s’ouvrit. Elle baissa la poignée et poussa la porte. Un vent d’humidité, d’une chaleur asphyxiante, lui cingla instantanément le visage.
Elles s’introduisirent dans le sas du bâtiment alors qu’un hurlement d’une violence inouïe résonnait dans la serre en travaux, attirant l’attention des deux lionnes.