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Dimanche 31 octobre, 20 h 55

Gaëlle gara la voiturette près du bâtiment administratif.

Elle avait fait le tour de l’allée principale du parc, vérifié les enclos, les volières, les infrastructures, le moindre recoin. Il n’y avait personne dans le zoo. Après avoir sécurisé le périmètre, elle était retournée à la clinique, où Luc pleurait en silence à côté de la maman koala et lui avait demandé de contacter Anaïs avec son talkie-walkie. La soigneuse devait attendre la gendarme devant les bureaux.

Gaëlle sortit du véhicule, laissa les clés sur le contact. Elle empoigna son Sig, sa Maglite et se dirigea vers la porte. Une silhouette jaillit alors dans le chambranle, illuminée par la lueur de la lune.

— Avancez lentement ! Je veux voir vos mains !

Jusqu’à preuve du contraire, Anaïs faisait partie de la liste des suspects.

La soigneuse leva les bras bien en évidence.

— Tournez-vous contre le mur !

Anaïs s’exécuta, intimidée par l’autorité de la militaire.

Gaëlle la fouilla et lui passa les menottes.

— Attention à mon poignet !

— Je ne serre pas trop. Vous survivrez.

— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?

— Simple précaution. Suivez-moi.

— Où est Camille ?

— Plus tard, les questions. Venez par ici.

Elle l’attira à l’intérieur. Elles traversèrent les bureaux, le couloir encombré de casiers, puis pénétrèrent dans la salle de repos. Gaëlle alluma la bougie et vida les poches de la soigneuse. Un talkie-walkie. Un smartphone. Un paquet de clopes. Un autre de chewing-gums. Un briquet. Une boîte de fléchettes tranquillisantes. Elle étala tous ces objets sur la table, près d’un fusil hypodermique, puis ordonna à Anaïs de s’asseoir.

— Je vous écoute, dit-elle en croisant les bras. Qu’est-ce qui se passe, ici ?

Anaïs était nerveuse. Ses piercings miroitèrent lorsqu’elle tourna la tête vers la fenêtre brisée. Elle paraissait troublée. Avec un accent du Sud rocailleux, teinté de trémolos, elle rapporta l’intrusion des locataires des chalets, l’évasion des deux jeunes lionnes. L’homme retrouvé dévoré par la femelle tigre.

Gaëlle ôta sa casquette et lissa ses cheveux vers l’arrière. Elle était excédée.

— C’était horrible, conclut Anaïs, choquée.

— Vous savez qui c’est ? Vous l’aviez déjà vu ?

— Non. Jamais.

— Et selon vous ça pourrait être un accident ?

Les yeux de la soigneuse s’embuèrent de larmes.

— Non. Impossible. Les trappes sont verrouillées avec des cadenas. Quelqu’un les a ouvertes.

D’abord Camille, ensuite ce type ; Gaëlle commençait à perdre la boule. Combien y avait-il de victimes ?

— Qu’avez-vous fait, après ?

— J’ai rentré les animaux dans leur enclos. J’ai commencé par la femelle tigre, puis les lionnes. La dernière m’en a fait baver, j’ai eu un mal fou à la rentrer. Surtout avec une main bandée.

Elle présenta son poignet foulé, les entraves métalliques tintèrent en s’entrechoquant.

— Maintenant que j’ai répondu à vos questions, répondez à la mienne : où est Camille ?

Gaëlle parut vieillir de dix ans en une fraction de seconde.

— Elle est morte.

Anaïs bondit du futon.

— Quoi ? Comment ?

— Assassinée.

Gaëlle s’écarta d’un mètre, d’instinct ; ses chaussures écrasèrent des débris de verre. Elle étudiait la réaction de la soigneuse, qui accusait le coup.

— Tout ça c’est à cause de cette folle, cracha Anaïs, de plus en plus agitée. De plus en plus instable.

— Rasseyez-vous, s’il vous plaît. De qui parlez-vous ?

— De cette folle ! Celle qui est venue ici.

Gaëlle se massa les tempes et reprit les événements dans l’ordre chronologique.

— Bon. Si je résume, après vous être séparée de Camille, vous avez rentré les félins. C’est bien ça ?

La soigneuse gratta son cou tatoué.

— Oui.

— Cela vous a pris combien de temps ?

— Longtemps. Quand Luc m’a appelée il y a quinze minutes, je venais enfin de rentrer Anna, la plus jeune lionne.

— Donc il y a une heure, environ, vous étiez près de la maison de nuit des félins ? C’est exact ?

— C’est ce que je viens de vous dire, oui.

— Vous avez entendu le coup de feu ?

— Quel coup de feu ? Attendez, vous voulez dire qu’on a tiré sur Camille ?

Gaëlle éluda la question.

— Expliquez-moi cette histoire d’enlèvement.

Anaïs parut estomaquée. Ses bras retombèrent comme deux poids morts sur son ciré.

— Quel enlèvement ?

— La fille d’une des locataires.

— Vous êtes complètement barge ou quoi ? Pourquoi voulez-vous qu’on enlève un enfant ?

Gaëlle avait tendu un piège en employant volontairement le mot « fille ». Que la soigneuse qualifie le nourrisson de Clotilde d’enfant – et non de bébé – confirmait l’intuition de la gendarme : Anaïs n’était pas au courant. Elle s’était innocentée sans le savoir. Malgré tout, elle sentait qu’Anaïs n’était pas tout à fait honnête.

— Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?

Anaïs se rencogna sur le futon. Gaëlle perdit patience :

— Votre patronne est morte ! Un inconnu s’est fait bouffer par un tigre ! Il y a un tueur en liberté qui se promène dans le coin ! Alors parlez, bordel !

— C’était une idée de Camille. On a fait ce qu’elle nous a dit.

— Comment ça ?

— Elle savait que l’autre folle viendrait dans le zoo. Qu’elle chercherait à nous nuire d’une façon ou d’une autre. Camille l’avait reconnue. Alors elle a décidé de déplacer la maman koala à la clinique. Au cas où elle voudrait lui faire du mal. Et Camille a eu raison : elle s’est pointée.

Les grands yeux bleus de Gaëlle s’arrondissaient à mesure qu’Anaïs racontait sa version des faits.

— On l’a attrapée, reprit cette dernière. Mais elle a réussi à nous échapper. Elle était là, il y a deux ans, quand ce type s’est jeté dans la fosse aux ours. Et aujourd’hui c’est à cause d’elle que Camille est morte.

Une larme roula sur la joue de la soigneuse.

Gaëlle avait enfin saisi à qui Anaïs faisait référence ; Camille lui en avait parlé à maintes reprises. À l’époque, avant l’arrivée de la gendarme dans les Pyrénées, la directrice avait été la seule à se confronter à elle. Gaëlle ignorait son identité et son visage, cependant elle savait que cette histoire était à l’origine des ravages causés sur le parc animalier, sur Camille.

— Vous savez où elle est maintenant ? demanda Anaïs d’une voix ténue.

— Probablement dans la clairière.

Gaëlle devait prendre une décision. Elle devait agir. Vite. Se fiant à son instinct, elle décida de croire Anaïs.

— Comment va-t-on là-haut ?

La soigneuse ravala ses sanglots.

— Il existe deux passages. Le premier, direct, par le chemin qui grimpe avant le parking des visiteurs. Et un second, qui passe par une autre clairière et un mirador que nous utilisons pour le spectacle des oiseaux. Les animaux se posent là-dessus, avant de repartir vers les fauconniers présents dans l’amphithéâtre lors des représentations. D’ailleurs, si vous empruntez cette voie-là, il est possible que vous croisiez des rapaces, certaines espèces sont un peu récalcitrantes, elles mettent du temps à rentrer.

Gaëlle opinait, attentive, puis défit les menottes d’Anaïs en lui expliquant :

— Allez rejoindre Luc. Vous pourrez l’aider à reloger la maman koala dans la serre australienne. Dès que c’est fait, vous ne bougez plus, vous m’attendez là-bas. Est-ce que c’est clair ?

Anaïs acquiesça.

— Et vous ?

— Moi, je vais à cette foutue clairière.

Refusant de marcher avec l’Ogre catalan dans le secteur, elle grimpa dans la voiturette. Ouvrit le portail. Roula jusqu’au Kangoo embourbé. Elle s’introduisit à l’intérieur, essaya de contacter la caserne par radio, sans succès. Merde ! Elle remonta dans le petit véhicule et longea la palissade du zoo jusqu’au parking.

Soudain elle s’arrêta, gagnée par le doute. Et si, cette fois-ci, elle s’abstenait. Et si elle renonçait ? Après tout, rien ne l’obligeait à s’y rendre, dans cette fichue clairière. Pouvait-elle attendre, tout simplement ? Pouvait-elle refréner cette obstination qui la poussait invariablement à outrepasser ses fonctions ? À se mettre en danger ? À tirer un trait sur l’avancement de sa carrière ? Incertaine, elle hésita à faire le contraire de ce qu’on voit au cinéma : rien du tout. Rester ici. Éviter l’affrontement final. Mais un argument s’insinua dans sa conscience. Insidieux. Persuasif. Imparable. Celui qui était la sève de son métier, celui qui la ferait grimper jusqu’à ces chalets. Car si des innocents venaient à mourir alors qu’elle enfilait des perles en attendant l’arrivée des renforts – renforts qu’elle n’arrivait même pas à prévenir – jamais elle ne se le pardonnerait.

Le chemin rocailleux étant trop accidenté pour être emprunté avec la voiturette, Gaëlle, résignée, continua à pied dans la gorge végétale. Elle courut à petites foulées jusqu’au châtaignier tronçonné, franchit l’obstacle puis éteignit sa lampe. L’effet de surprise était crucial.

Inquiète à l’idée de croiser le monstre en liberté – ou pire –, elle poursuivit dans une obscurité complète, absorbée par la forêt foisonnant de mille et un bruits d’animaux nocturnes. Les frondaisons barraient la lumière de la lune, seules les silhouettes des troncs s’alignant de chaque côté hachuraient le décor. La main serrée autour de la crosse de son arme, Gaëlle se contrôlait pour ne pas bondir à chaque craquement, bruissement ou autre frémissement qui rythmaient sa progression.

À une dizaine de mètres avant l’embouchure du sentier, Gaëlle, sur ses gardes, coupa à travers bois pour rester à couvert. Elle contourna le premier chalet, accolé au ravin, distingua des lueurs à l’intérieur.

Le plus silencieusement possible, elle s’approcha, tout en faisant attention à ne pas écraser les brindilles ou les bogues éparpillées sur le sol tapissé de feuilles mortes.

Un pas après l’autre, elle avança. Discrète. Invisible.

Les volets donnant sur la forêt étaient fermés. Gaëlle fit le tour de la bâtisse en rasant les murs, posa le pied sur la première marche, qui grinça sous son poids. Elle grimaça. Attendit. Rien. Pas de mouvement dans le chalet.

Avec agilité, elle prit appui directement sur la terrasse et, en deux enjambées, se retrouva plaquée contre la façade.

Une longue inspiration. Trois courtes expirations.

Ses doigts s’enroulèrent autour de la poignée. Elle poussa. La porte était ouverte. Gaëlle l’envoya valser contre le mur et surgit sur le seuil, le pistolet brandi devant elle.

Une femme était étendue au centre du salon, sur le dos. Elle croupissait dans une large mare de sang qui s’étalait jusqu’aux chaussures de la gendarme tétanisée. Sa gorge était labourée d’entailles, ses doigts sectionnés, sa poitrine lacérée, son ventre lardé de dizaines de coups de couteau en une bouillie d’organes luisant à la lueur des bougies. On s’était acharné avec une violence inouïe ; le pubis ressemblait à un cratère suintant un magma de chairs et de viscères.

Le Sig Sauer pointa les quatre coins du salon.

Le cœur pilonnant sa cage thoracique, Gaëlle se préparait à contourner la flaque d’hémoglobine quand elle discerna une silhouette sur sa gauche, dans l’angle de l’habitation, engloutie dans une poche d’obscurité qui la rendait impossible à identifier.

Elle braqua son arme dans cette direction.

— Entrez, fit une voix. Vous n’avez rien à craindre.

Gaëlle tressaillit. Cette voix. Elle connaissait cette voix. Elle l’avait déjà entendue. Cependant elle avait quelque chose de différent. Quelque chose… en moins. Un timbre froid, creux, dépourvu d’émotion, d’humanité. Une voix vide.

— Je vais vous raconter une histoire, reprit celle-ci. Une histoire qui commence en 2019…