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Dimanche 31 octobre, 19 h 20

En matière d’horreur, le pouvoir de la suggestion est le plus efficace. C’est ce qu’on ne montre pas qui ancre profondément la peur en soi. C’était exactement ce que Yumi expérimentait, réfugiée dans l’angle du bâtiment de nuit des tigres, les bras encerclant ses jambes repliées.

Son esprit avait eu tout le loisir d’imaginer une scène que peu d’êtres humains pouvaient se targuer d’avoir vue. On était au-delà de l’insoutenable.

Charles Ciron s’était fait dévorer vivant par la femelle tigre.

Dans l’obscurité la plus totale, privée de la vue, Yumi avait tout entendu. Tout senti. Ses autres sens s’étaient aiguisés. Son cerveau avait fait les liens et lui avait proposé un panel d’images sordides. Les crocs du félin s’enfonçant dans le cou du romancier. L’artère carotide sectionnée, aspergeant les murs du couloir et ses vêtements. Les feulements crépitants du tigre, mélangés aux hurlements de Charles, qui s’étaient transformés peu à peu en une série de gargarismes ignobles, le sang inondant sa gorge, sa trachée, le noyant dans ses propres fluides. Puis les bruits immondes de succion, de craquements d’os, de déchirements de chair et de tendons, de mastication. De déglutition. Et il y avait eu les odeurs, aussi. Abjectes. Celle du fer. L’ammoniac lorsque la vessie de Charles s’était vidée. Les relents méphitiques des viscères lacérés, à l’air libre. Yumi avait assisté à cette exécution, impuissante et paralysée d’effroi, blottie près de la porte.

En état de choc, elle tremblait, assise sur le béton humide tapissé de projections de sang. De l’autre côté du grillage, le tigre mâle, Kyle, la dévisageait en se pourléchant les babines, comme s’il était jaloux de ne pas pouvoir goûter lui aussi à la chair humaine. La femelle, elle, était allongée dans le couloir derrière la grille centrale, repue, la fourrure gaufrée par le quadrillage métallique.

Un cliquetis. À l’extérieur. Suivi du grincement d’un verrou qui coulissait.

Yumi écarquilla les yeux en reculant sur les fesses vers le centre du couloir, pataugeant dans les flaques de boue et d’hémoglobine. Non ! Pas comme ça ! Tout mais pas ça ! Elle supplierait la silhouette de lui coller une balle dans la tête plutôt que de subir une mort aussi violente. Personne ne méritait ça.

La porte s’ouvrit tandis qu’elle se positionnait à genoux, prête à implorer son bourreau pour qu’il abrège ses souffrances.

Le halo d’une lampe l’aveugla ; elle tourna aussitôt le visage pour se protéger de cette lumière crue. Le faisceau inspecta le bâtiment.

— Nom d’un chien, fit une voix. Vite, sortez de là !

Une main en visière, Yumi reconnut la directrice du zoo, accompagnée par la soigneuse animalière tatouée. Elles l’aidèrent à se lever et la portèrent à l’extérieur. Yumi passa un bras autour des épaules d’Anaïs. Ses jambes se dérobaient. Pendant ce temps, Camille referma le cadenas. Griffées par la pluie, elles partirent se réfugier dans les locaux administratifs.

— Vous êtes blessée ? demanda la directrice une fois installée dans la salle de repos.

Yumi demeurait immobile sur le futon, le regard vague. Catatonique. Elle était dans l’incapacité de répondre.

Anaïs attrapa une bougie dans un placard, qu’elle disposa ensuite sur la table avant de l’allumer. Les lampes torches s’éteignirent. Camille remplit un verre d’eau du robinet, puis le présenta à Yumi.

— Tenez, buvez.

Le gobelet resta dans sa main ; elle le posa sur la table.

— Elle est en état de choc, dit la soigneuse.

— Que s’est-il passé ? insista Camille en s’agenouillant devant la traumatisée.

Pas de réponse.

— Elle n’est pas en état de parler, fit Anaïs en ajustant la bretelle de son fusil hypodermique. Putain, c’était qui, ce type qui s’est fait dévorer ?

— Aucune idée…

— Je croyais qu’elles étaient que trois.

— Moi aussi…

Camille se releva. S’adressa à la soigneuse sans lâcher des yeux Yumi, qui fixait un point invisible.

— Des nouvelles de Luc ?

— RAS si j’ai bien tout saisi. Les communications passent très mal. Je n’ai presque rien compris quand tu m’as appelée, tout à l’heure. Si je n’avais pas reconnu les cris des chimpanzés, je serais encore en train de te chercher dans le parc. C’est grâce à ça que je t’ai retrouvée.

— T’as verrouillé l’île aux singes ?

— Les deux accès sont fermés, oui.

— OK. Maintenant il faut rentrer les lionnes.

— J’ai vu Elsa, elle est déjà retournée à l’intérieur. Elle ne doit pas aimer l’orage. Par contre j’ai aperçu Anna. Secteur sud, près des macaques.

— OK. Prépare-lui une « friandise ». Arrose quatre entrecôtes de sang de poulet. Elle en raffole. En plus aujourd’hui c’est jour de jeûne, elle ne résistera pas. On sort toute la harde dans l’enclos extérieur le temps de la rentrer. Comme lors des exercices. Tu penses que ça va aller avec ton poignet ou tu veux que je vienne avec toi ?

— Ça devrait le faire.

— Très bien. De mon côté, je vais rejoindre Luc à la clinique. Une des intruses s’est échappée et j’ai peur qu’elle voie la lumière et qu’elle s’y pointe.

Anaïs hocha la tête, désigna Yumi du menton.

— Qu’est-ce qu’on fait d’elle ?

Camille rabattit ses cheveux blonds sous sa casquette, tout en lançant un regard torve à la statue humaine assise sur le futon.

— On ne sait pas qui elle est ni ce qu’elle fait ici.

Puis elle ajouta d’un ton péremptoire :

— On l’enferme.