Le Kangoo sérigraphié progressait lentement sous les frondaisons. La virulence de l’orage le contraignait à avancer en seconde. Des branches de gros calibre jonchaient le chemin, le vent avait fait tomber les dernières feuilles accrochées aux arbres, accélérant le processus automnal le temps d’une tempête. Un tapis aux tons verts et mordorés recouvrait la voie de terre boueuse, éclairée par les phares du véhicule.
Les essuie-glaces s’agitaient à une cadence frénétique sur le pare-brise. Le bourdonnement du désembuage emplissait l’habitacle.
Les doigts crispés autour du volant, Gaëlle roulait au pas. Elle avait mis le triple du temps nécessaire pour rejoindre la route reliant le zoo à Saint-Martin-du-Canigou. Depuis son départ de la caserne, elle s’était arrêtée à de nombreuses reprises pour déblayer le passage, perdant ainsi de précieuses minutes. L’appel de Camille l’avait inquiétée. Qu’avait fait la directrice du parc animalier ? Quel vent de folie avait contaminé les occupants de cette clairière ? Redoutant que l’histoire ne se répète, qu’un nouveau drame ne vienne entacher l’image du zoo, Gaëlle raffermit sa prise autour du volant, enclencha la troisième, et le Kangoo cahota sur le chemin miné de nids-de-poule.
Le ciel ténébreux se dévoila après le pont enjambant la rivière du Cady. Elle tourna à droite, avant le parking gravillonné, puis continua sur la sente attenante aux palissades du parc.
Concentrée, ses fins sourcils blonds froncés, elle longeait l’enceinte quand une silhouette massive apparut au dernier moment au milieu de la voie.
L’Ogre catalan se découpait dans la lueur des phares.
Gaëlle écrasa la pédale de frein ; le Kangoo dérapa sur le sol fangeux, en roue libre, avant de s’encastrer contre les hautes palissades précédant les falaises des lions.
Le fugitif s’approcha avec une vélocité stupéfiante, s’appuya lourdement sur le capot en dévisageant la gendarme, qui, apeurée, poussa un cri de surprise. Le poids du colosse fit s’abaisser les suspensions avant du Kangoo. Gaëlle ôta le bouton-pression de son holster, fixé à son flanc droit, dégaina son Sig Sauer puis le pointa en direction du pare-brise constellé de gouttes, mais l’Ogre catalan avait déjà déguerpi vers l’entrée principale du zoo.
Elle posa l’arme sur le siège passager, passa la marche arrière et appuya sur la pédale d’accélérateur. Le moteur vrombit, grimpa dans les tours. Les roues patinèrent sur le sol meuble. Gaëlle réessaya plus doucement. Rien à faire. Le Kangoo s’était enlisé. Elle tapa sur le volant en jurant, saisit la radio sur le tableau de bord et tenta de joindre des collègues via la fréquence de la gendarmerie. L’appareil cracha une flopée de grésillements. Elle attendit, réitéra son appel, attendit encore, insista. En vain.
— Merde !
Furieuse de se retrouver dans un tel merdier sans renforts, elle attrapa son smartphone, ouvrit la liste de ses contacts avant de verrouiller l’écran tactile d’un air résigné : il n’y avait aucun réseau.
Calfeutrée dans son cocon métallique, elle se prépara mentalement à sortir. À affronter un prédateur, un tueur dénué de pitié. Sa tête tournait dans toutes les directions, proche du torticolis, à la recherche de l’Ogre catalan. Profonde inspiration. Trois courtes expirations. Gaëlle ouvrit la portière d’une trentaine de centimètres, autant que la palissade le lui permettait. Le Sig dans une main, une Maglite dans l’autre. Une fois dégagée, elle inspecta les alentours avec sa lampe. Aucun signe du fugitif. La voie était libre.
La capuche de son ciré rabattue sur sa casquette, elle courut vers le quai, à l’affût du moindre mouvement, du moindre bruit suspect, continua sur le parking et bifurqua à l’intérieur du zoo par l’interstice du portail. Elle devait prévenir ses collègues, son supérieur. L’évadé avait été repéré. Il était dangereux. Imprévisible. Il fallait immédiatement contacter les autorités pour éviter qu’il y ait des victimes. Qu’il y ait d’autres victimes. Gaëlle espérait que le zoo disposait d’une ligne fixe fonctionnelle, d’un émetteur radio, un Bat-Signal, n’importe quel moyen de communication lui permettant de rameuter la cavalerie dans les plus brefs délais.
Avec ses infrastructures et ses enclos agressés par la pluie, ses allées désertes tantôt plongées dans l’obscurité, tantôt illuminées par les éclairs spasmodiques, le parc animalier ressemblait à un décor de film d’épouvante. Craintive, Gaëlle s’orienta vers le bâtiment à étage, en face d’une longue construction de bois. Elle poussa la porte, qui couina en s’ouvrant, puis appela la directrice du zoo. Une déflagration du tonnerre lui répondit. Elle entra, prudente, le pinceau de sa lampe papillonnant entre les bureaux. Un téléphone fixe était posé sur l’un d’entre eux. Elle se rua dessus. Décrocha. Aucune tonalité. Les bras à demi tendus, la main tenant l’arme appuyée sur celle qui agrippait la Maglite, elle s’engagea dans le couloir.
— Camille ? C’est moi, Gaëlle.
Sur sa gauche, un escalier se déroulait jusqu’à l’étage. Elle grimpa les marches en spirale à pas de loup, le pistolet et la lampe braqués en hauteur. Elle atterrit dans un autre corridor. Pénétra dans le poste de contrôle. Les écrans de surveillance étaient éteints, les chargeurs à talkie-walkie vides. Et pas l’ombre d’une radio. Cependant elle remarqua une boîte de fléchettes tranquillisantes sur le clavier de l’ordinateur. Un mauvais pressentiment l’étreignit. Qu’est-ce que tu as fait, Camille ? Elle continua son inspection jusqu’au bureau de la directrice. Il n’y avait personne. Où étaient passés les employés du zoo ? Arrivait-elle trop tard ? Elle retourna au rez-de-chaussée. Traversa le couloir. La porte de la salle de repos était fermée à clé.
— Gendarmerie ! Il y a quelqu’un ?
Gaëlle considéra le panneau de bois. Les matériaux renouvelables choisis pour bâtir les infrastructures du parc étaient jolis, certes, en revanche ils ne semblaient pas particulièrement solides. Elle fit un pas en arrière, puis expédia le talon de sa chaussure contre la porte. Le pêne fissura le bois en se décalant de quelques millimètres, mais il tint bon. Gaëlle poussa un petit cri et propulsa à nouveau son pied de toutes ses forces contre le panneau qui, cette fois-ci, s’ouvrit en grand.
Un parfum de bougie récemment éteinte embaumait la pièce. Quelqu’un s’était trouvé ici peu de temps avant son arrivée. La lampe de Gaëlle sonda l’obscurité, le verre d’eau posé sur la table, les coussins affaissés du canapé, la fenêtre brisée, les débris d’une chaise.