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Dimanche 31 octobre, 19 h 35

Les nuages sombres s’effilochaient, nimbés d’une lumière terne qui suggérait la présence de la lune, quelque part dans la nuit moutonneuse.

Le Sig Sauer dans une main, la Maglite dans l’autre, Gaëlle grimpait vers la clinique. Pendant qu’elle escaladait le tertre, les paroles de Clotilde tournoyaient dans sa tête. La jeune mère avait-elle dit la vérité ? Avait-on kidnappé son bébé ? Sa présence dans le zoo suffisait à corroborer ses propos ; pour quelle autre raison aurait-elle décidé de s’introduire dans le parc sous le déluge avec sa fille ? C’était insensé. Cependant, Gaëlle rechignait à imaginer Camille en train d’enlever un nourrisson. Pour quel motif aurait-elle fait ça ? Alors qu’elle atteignait la clinique, le doute germa dans son esprit. La directrice était à cran. Harassée. Surmenée. Elle avait de nombreux projets en cours. Différents programmes de réintroduction d’animaux, de sauvegarde d’espèces menacées, de reproduction. Il y avait aussi le challenge qu’elle s’était fixé, ainsi que son trésor, comme elle l’appelait. Après avoir ressuscité son parc, après avoir résisté aux attaques des diffamateurs, des affabulateurs, aux actes de vandalisme, aux tentatives de libération de certains spécimens, à la pandémie, elle avait dû voir ses angoisses ravivées par l’évasion de l’Ogre catalan et ces nouvelles intrusions. Sa colère aussi. Arrivée après le suicide de ce type dans la fosse aux ours, Gaëlle avait été là pour constater les dégradations, circonscrire les hordes de manifestants, interpeller les plus radicaux. Elle avait sympathisé avec la directrice, il leur était arrivé de boire des coups à l’auberge de Saint-Martin. Elle l’avait vue se battre, se relever. Néanmoins, elle distinguait toujours les stigmates que cette histoire avait causés sur Camille. Jusqu’où était-elle capable d’aller pour sauver son zoo ? Qu’avait-elle fait ? Gaëlle l’ignorait. Un sentiment diffus de peur l’envahit, tordant son estomac, obstruant sa gorge.

Elle contourna le bouquet d’arbres et la palissade, puis s’engagea sur la route. Une voiturette était garée en travers du passage, près de l’entrée. Gaëlle inspecta les environs avec sa lampe. Ses doigts se raffermirent autour de la crosse de son pistolet et elle fit le tour du bâtiment, sur ses gardes, la respiration haletante.

Sa Maglite éclaira une forme étendue sur l’asphalte, baignant dans une mare de sang diluée par l’averse.

Gaëlle s’approcha précautionneusement, tout en épiant les alentours. Ses jambes fléchirent. Le faisceau illumina le visage exsangue de Camille Puech.

Par réflexe, elle plaça deux doigts sur le cou de la directrice mais, sans surprise, elle ne décela aucun pouls. Un poids s’effondra dans sa poitrine. La pluie avait lavé le ciré de Camille et nettoyé le point d’entrée de la balle. Un impact mortel. D’une précision redoutable. Émue, elle ôta sa capuche et sa casquette, s’essuya le front d’un geste las de l’avant-bras puis renfonça son couvre-chef sur ses cheveux noués en queue-de-cheval.

Rester concentrée. Ne pas se laisser déborder par ses émotions. Elle se releva, adressa un dernier regard empli de tristesse à Camille avant de continuer vers l’arrière de la clinique. De la lumière émanait des fenêtres ; Gaëlle examina l’intérieur. Une table d’auscultation. Des paillasses carrelées. Des instruments de mesure. Une couveuse. Un échographe posé sur un guéridon. Des écrans. Un appareil radiographique. L’orifice d’un scanner. Elle poursuivit son exploration, se retrouva de l’autre côté de la clinique. Une porte était ouverte. Elle entra.

— Gendarmerie ! Il y a quelqu’un ?

Gaëlle suivit le couloir et passa en revue un bloc opératoire, un petit laboratoire, une pharmacie, une nurserie puis, après un virage, elle atterrit dans la grande pièce restée éclairée. Il n’y avait personne. Elle fit demi-tour, arpenta la clinique en sens inverse jusqu’au hall d’entrée. Plusieurs portes découpaient les murs. La première donnait sur une salle d’autopsie, les autres sur un sas rectangulaire s’ouvrant sur des cages. Une dernière, enfin, menait au garage. Gaëlle se faufila à l’intérieur. Le visage chiffonné par une grimace songeuse, elle balaya l’endroit avec sa lampe.

Soudain elle entendit un bruit. Comme une respiration. Le rayon de la Maglite se dirigea à la vitesse de l’éclair vers une haute cage dissimulée sous un drap blanc, perchée à dix centimètres du sol sur les pales d’un chariot élévateur.

Le drap bougea. Imperceptiblement.

Gaëlle retint son souffle. Fit craquer sa nuque. Elle leva son arme, l’index enroulé autour de la détente. Sa sommation claqua dans le garage :

— Sortez de là ! Je veux voir vos mains.

Le drap blanc frémit à nouveau.

— Je ne me répéterai pas. Sortez de là immédiatement.

Une main jaillit sous le linge. Une grande main fine aux veines turgescentes.

Gaëlle s’exhortait au calme, à ne montrer aucun signe de frayeur alors que tout la faisait frissonner depuis qu’elle évoluait dans ce zoo de malheur. Depuis qu’elle avait croisé l’Ogre catalan.

— Je sors, fit une voix craintive sous le drap. Mais je vous en supplie, ne lui faites pas de mal.

La main qui émergeait du linge l’entrebâilla et une longue silhouette se déploya. Un homme avoisinant le mètre quatre-vingt-dix se tenait devant la gendarme, qui, rassurée, baissa aussitôt son arme. Des cheveux bruns et hirsutes s’échappaient de sa casquette, une barbe de deux semaines mangeait son visage amaigri, serti de deux billes bleu clair encadrées de lunettes rectangulaires. Gaëlle l’avait vu à plusieurs reprises : il s’agissait de Luc, l’autre soigneur animalier d’astreinte.

— Camille m’a demandé de rester caché ici quoi qu’il arrive, expliqua ce dernier. On l’a déplacée en urgence de la serre au cas où il y aurait une intrusion.

Gaëlle observa le drap qui enrobait la cage, tel un papier cadeau géant.

— Elle en est à trente et un jours de gestation, reprit le soigneur sans feindre son émerveillement. C’est une question d’heures avant que le bébé ne sorte. Il devra alors effectuer un chemin d’à peu près sept centimètres, peut-être le parcours le plus important de sa vie, pour pouvoir se loger dans la poche de sa mère. Et ni elle ni moi ne pourrons l’aider. Il devra se débrouiller tout seul.

Gaëlle comprit qu’il faisait allusion au secret de Camille. À son trésor. Luc se tourna vers le drap puis enchaîna :

— Elle s’appelle Anaya. Elle a quatre ans. C’est le zoo de Beauval qui nous l’a confiée. Son directeur croit en ce que fait Camille. Il a toujours soutenu nos projets.

Entendre Luc parler de la propriétaire du parc au présent bouleversa Gaëlle. Sentant le trouble qui grandissait chez la gendarme, le soigneur demanda :

— Est-ce qu’elle…

Gaëlle fit non de la tête.

Il se frotta les paupières.

— Camille souhaitait à tout prix assister à la naissance, chuchota-t-il, dévasté. C’était son vœu le plus cher. Depuis lundi, nous nous sommes relayés avec Anaïs, les autres soigneurs et l’équipe vétérinaire, mais Camille, elle, elle a passé toutes ses soirées à guetter l’arrivée du petit. Elle n’aurait raté ça pour rien au monde. Elle voulait attendre qu’il naisse avant de l’annoncer officiellement.

Gaëlle rengaina son arme, s’approcha et posa une main compatissante sur l’épaule de Luc.

— Je suis désolée.

Un claquement retentit derrière le drap. Les yeux humides, le soigneur le tira et se baissa.

— Éloignez votre lumière. Vous allez la stresser.

Gaëlle obtempéra et s’accroupit à son tour.

Une bouture d’eucalyptus empotée siégeait au centre de la cage. L’arbre avait été scié au sommet et mesurait un mètre cinquante environ, ses feuilles vertes se cornaient contre les barreaux.

La gorge nouée, Gaëlle esquissa un sourire.

Une maman koala était agrippée au tronc.