— C’est lui, susurra Yumi. C’est l’Ogre catalan.
Dans son dos, Bérengère manifesta sa surprise, les yeux écarquillés.
— C’est lui, l’Ogre catalan ?
— Ben oui, pourquoi ? Tu croyais quoi ?
— Que c’était un homme. Un être humain. Mais pas… ça…
Elle écrasa une branche morte en reculant.
— Ne bouge pas, ordonna Yumi d’une voix sourde.
— Il ne nous voit pas si on ne bouge pas ?
Irritée, Yumi lui lança un regard fielleux.
— T’es stupide ou quoi ? C’est pas un T. rex.
— On fait quoi alors ?
Enracinée dans le sol, Yumi n’en savait rien. Devait-elle hurler ? Appeler à l’aide ? Son instinct lui murmurait que non. Elle observait, à la fois subjuguée et terrifiée, l’Ogre catalan qui dodelinait de la tête, les muscles roulant sous sa fourrure lorsqu’il allait et venait au centre de la sente. Il était monstrueux. Il n’y avait pas d’autre mot pour le décrire.
— Et si on faisait le mort ? proposa Bérengère.
— C’est dans les films que ça marche, ça.
— On n’a qu’à essayer.
Yumi considéra la proposition. L’Ogre catalan ne semblait pas décidé à partir, au contraire, il expulsait des souffles rauques et puissants en se balançant d’avant en arrière et en les toisant de ses yeux sombres. Elle finit par accepter. De toute manière elle n’avait pas d’autre idée pour s’extraire de ce bourbier.
— OK. On s’allonge. Doucement.
Avec une lenteur infinie, les deux femmes s’étalèrent sur le chemin. Recroquevillées en position fœtale, les bras encerclant leur tête, elles patientèrent ainsi, marinant dans la boue, arrosées par la pluie.
— Tu le vois ? murmura Bérengère.
— Oui. Il reste planté là. C’était vraiment une idée à la con.
Les minutes défilèrent. Les rocailles s’enfonçaient dans les muscles de Yumi, qui, saisie d’effroi, ne cessait de couler des regards vers le colosse.
— Les autres aussi étaient au courant que c’était lui, l’Ogre catalan ?
— Bordel, Bérengère. Tais-toi.
— Réponds-moi.
— Tu fais chier. Oui, tout le monde savait.
Une minute passa, puis une deuxième.
— C’est quoi ce bruit ? s’enquit Bérengère.
Yumi se risqua à jeter un œil par-dessus son bras replié.
— Il arrive.
Les cailloux croustillaient sous les pas du monstre. En boule sur le chemin, Yumi et Bérengère grelottaient de peur. L’Ogre catalan s’approcha à moins d’un mètre. Elles l’entendirent renifler, grogner, humer ces corps inertes affalés dans la gadoue.
Le temps semblait s’éterniser. Pétrifiée, Yumi sentait l’haleine fétide du prédateur, un souffle chaud à vous filer la nausée. Les paupières fermées, elle suppliait sa vessie de ne pas lâcher et tentait d’enrayer les tremblements qui l’envahissaient. La position était inconfortable ; ça la grattait de partout. Elle attendit. En apnée.
Puis les bruits de respiration et l’odeur nauséabonde se dissipèrent et, lassé, l’Ogre catalan déserta le chemin.
— Il s’en va, lâcha Yumi, réjouie. Ça a marché.
— Attendons encore un peu.
Edgar s’enfonçait dans la végétation, froissant les branches et les fougères sur son passage.
— Toute cette histoire n’a rien à voir avec lui ou avec le zoo, fit Yumi, pensive, la tête appuyée sur son coude. Charles l’avait bien compris.
— Tu l’as revu ?
Elle marqua une pause.
— Oui. Il est mort.
Elle raconta la signification des personnages et de l’inscription GIGNAC gravés dans le chêne.
Bérengère s’emporta :
— Mais je n’y étais pas, moi, sur cette aire d’autoroute !
— Chut. Moins fort. Tu vas le faire revenir. Si, Bérengère. Tu y étais. Forcément. Ton cerveau a occulté ce traumatisme. Sinon pour quelle raison es-tu ici ?
La mère de famille se mura dans le silence.
Elles attendirent une dizaine de minutes. Le ciel s’était dégagé, il ne pleuvait plus. Une chouette hulula au loin, quelque part dans la vallée.
— Je pense qu’on peut y aller, dit Yumi. Il doit être loin à l’heure qu’il est.
Bérengère acquiesça et elles se relevèrent. Après avoir épousseté leurs vêtements, elles coururent vers la seconde clairière, dépassèrent l’étrange mirador et poursuivirent vers les chalets. Chaque bruissement les faisait sursauter, on aurait dit qu’une armée d’animaux les observait, tapie dans la végétation. Elles craignaient à tout moment de retomber sur l’Ogre catalan mais, à choisir, elles préféraient prendre le risque de regagner leur logement plutôt que de retourner dans ce maudit zoo.
L’embouchure du sentier se dessina en hauteur ; elles avalèrent les derniers mètres en sprintant.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? demanda Bérengère, rouge comme une écrevisse, accoudée contre la rampe de sa terrasse.
— On se barricade jusqu’à l’aube.
— Chacune chez soi ?
— Oui, c’est préférable.
Bérengère avait l’air déçue.
— OK. Comme tu veux.
Elle gravissait les marches quand Yumi l’apostropha :
— Hé. Fais attention à toi.
Yumi puisa dans ses dernières réserves et courut jusqu’à son habitation. Elle n’était pas pleinement convaincue de la sincérité de Bérengère. Comment avait-elle pu refouler l’accident survenu sur l’aire d’autoroute ?
Elle actionna l’interrupteur, mais le salon resta figé dans le noir. La bougie parfumée trônait sur la table ; elle attrapa son briquet dans la poche avant du sac à dos et alluma la mèche. Elle ôta son K-Way, ses baskets, son bas de jogging, son débardeur et ses chaussettes, forma une boule avec les habits crottés et la jeta au pied du lavabo. La vision de la brosse à dents d’Ingrid lui vrilla l’estomac. Submergée par un ressac de chagrin, elle se débarbouilla le visage à l’eau froide. Elle saisissait un gant de toilette quand on toqua à la porte.
Que lui voulait encore Bérengère ? Qu’avait-elle oublié de lui dire ? Méfiante, Yumi traversa le salon, une serviette plaquée contre sa poitrine dénudée.
Elle ouvrit le battant.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Une lame crantée de dix-huit centimètres s’enfonça dans son abdomen.
Yumi se plia en deux, expulsa tout l’air contenu dans ses poumons. La serviette chuta sur le seuil. La silhouette encagoulée passa une main derrière son cou et, tout en maintenant sa prise sur le manche de l’arme, elle accompagna Yumi à l’intérieur. Celle-ci s’effondra sur le parquet. Sa tête heurta les lattes. Ses paumes comprimaient la plaie, en vain ; du sang suintait entre ses doigts. L’individu referma la porte, se positionna à califourchon sur Yumi. La lame s’éleva dans les airs – la lueur de la bougie se refléta sur l’acier inoxydable – puis s’abattit sur sa poitrine.
Une fois. Deux fois. Cinq fois. Dix fois. Vingt fois.
La silhouette semblait incontrôlable. Animée par une force qui la poussait à frapper encore, encore, et encore, badigeonnant sa cagoule, son ciré et les planches du chalet de traînées écarlates répugnantes.
Une mousse rouge sourdait de la bouche de Yumi, écume sanguinolente dégoulinant sur son visage livide. Les yeux révulsés, elle expira un dernier filet d’air.