3.

 

Chagrin et colère réduisent mon univers. Ces émotions effacent mes souvenirs des moments heureux, des amis, des lieux, des possibilités qui me sont offertes. En proie à ces émotions, intenses et troublantes, je me recroqueville dans mon obstination. On pourrait probablement attribuer cette réaction au fait que j’ai rejeté de nombreux choix, réduit ma liberté d’action. Cela m’irrite, mais au-delà d’un certain stade je suis pratiquement impuissant. Ce déterminisme accroît mon mécontentement. Cercle vicieux, ma colère provoque une rétroaction qui vient intensifier l’émotion dont je suis l’esclave. Le moyen le plus simple de mettre un terme à cette situation est d’en éliminer les causes. L’autre, plus philosophique, consiste à faire le point, rétablir un contrôle. Comme dans la plupart des cas, la méthode la plus simple n’est pas toujours la meilleure. Celui qui se jette la tête la première contre un obstacle risque de se rompre le cou.

Je me garai dès que je trouvai une place, baissai la glace, allumai ma pipe. Je pris la résolution de ne pas repartir tant que je n’aurais pas recouvré mon calme. J’avais depuis toujours tendance à réagir impulsivement. C’était apparemment un trait caractéristique des membres de ma famille, mais je ne voulais pas leur ressembler. Les miens s’étaient attiré un grand nombre d’ennuis, en agissant ainsi. Livrer une guerre totale, sans faire de quartier, est parfait lorsqu’on remporte la victoire. Mais c’est également ainsi que s’écrivent les grandes tragédies, ou tout au moins les opéras, quand le héros affronte un adversaire surnaturel. Et tous les éléments dont je disposais m’indiquaient que c’était le cas. En conséquence, j’étais stupide. Je me le répéterais tant que je n’en serais pas convaincu.

Finalement, la partie la plus pondérée de mon être reconnut que j’étais effectivement un parfait imbécile : pour ne pas avoir su reconnaître la nature de mes sentiments ; pour avoir fait étalage de mes pouvoirs sans penser aux conséquences ; pour ne pas avoir deviné dans quelle catégorie il convenait de classer mon mystérieux ennemi au cours de tant d’années ; pour la façon simpliste avec laquelle j’avais imaginé la rencontre qui allait se produire. Je ne pourrais sauter à la gorge de Victor Melman et le rouer de coups afin qu’il me révèle la vérité. Je résolus de faire preuve de prudence et de couvrir constamment mes arrières. Rien n’est jamais simple, me dis-je. Reste assis calmement et réfléchis, analyse la situation.

Lentement, je sentis la tension me quitter. Graduellement, mon univers s’élargit, et j’y découvris la possibilité que F me connût bien mieux que je ne le supposais. Peut-être avait-il agi ainsi afin que je cesse de réfléchir et me laisse guider par mon instinct. Non, je ne serais pas comme les autres... je n’agirais pas comme eux...

Je restai longuement assis, à étudier la situation, avant de remettre le contact et repartir sans hâte.

 

C’était un immeuble d’angle sordide. Je comptai trois étages. Quelques obscénités avaient été peintes à la bombe sur ses murs de briques, du côté de l’impasse et sur la façade de la rue. Je découvris ces graffiti, des fenêtres brisées et l’escalier de secours, en faisant le tour du bâtiment. Une pluie fine commençait à tomber. Le rez-de-chaussée et le premier étage étaient occupés par la Brutus Storage Company, à en croire une pancarte accrochée à côté de l’escalier. L’entrée sentait l’urine, et une bouteille vide de Jack Daniel’s reposait sur un appui de fenêtre poussiéreux. Deux boîtes aux lettres étaient fixées au mur écaillé. Je lus sur l’une d’elles Brutus Storage, sur l’autre V. M. Toutes deux étaient vides.

Je gravis les marches, m’attendant à les entendre craquer. Elles restèrent silencieuses.

Quatre portes sans bouton donnaient sur le palier du premier. Toutes étaient closes. Des contours de cartons apparaissaient derrière les vitres dépolies de leur partie supérieure. Aucun son ne me parvenait de l’intérieur.

Je surpris une chatte noire qui effectuait une sieste dans la volée de marches suivantes. Elle fit le gros dos, découvrit ses crocs, souffla, puis pivota et disparut vers le haut de l’escalier.

Il y avait également quatre portes sur le palier suivant... trois apparemment condamnées, et la quatrième peinte en laque sombre pailletée. Elle portait une petite plaque de cuivre sur laquelle était écrit Melman. Je frappai.

Pas de réponse. Je recommençai, à plusieurs reprises, sans plus de résultats. Aucun son à l’intérieur, ici non plus. J’estimai qu’il s’agissait probablement de son appartement et qu’il avait installé son atelier d’artiste au troisième étage, où se trouvait peut-être une lucarne. Je pivotai et gravis les dernières marches.

J’atteignis le haut de l’escalier et notai qu’une des portes était entrouverte. Je m’avançai et frappai. J’entendis quelqu’un prendre une profonde inspiration, quelque part à l’intérieur. Je poussai la porte.

Il se tenait à six mètres de moi, sous un large châssis vitré, et il s’était tourné pour me faire face... un homme grand, aux épaules carrées, avec une barbe et des yeux noirs. Il tenait une brosse dans sa main gauche et une palette dans la droite. Il portait un tablier taché de peinture sur son Levi’s, et avait une chemise à carreaux. Je vis sur le chevalet qui se trouvait derrière lui l’esquisse de ce qui serait peut-être une madone et son enfant. Il y avait un grand nombre d’autres toiles, tournées vers les murs ou recouvertes.

« Bonjour. Vous êtes Victor Melman ? »

Il hocha la tête, sans sourire ou se renfrogner, puis posa la palette sur une table proche et sa brosse dans un bocal contenant du diluant. Il ramassa un linge humide, s’essuya les mains, puis jeta le chiffon et se tourna vers moi.

« Et vous ?

— Merle Corey. Vous connaissiez Julia Barnes.

— Effectivement. Que vous ayez parlé d’elle au passé semble indiquer que...

— Elle est morte, c’est exact. C’est à ce sujet que je voudrais vous parler.

— Entendu, fit-il en dénouant son tablier. Descendons d’un étage. Il n’y a pas de siège, ici. »

Il suspendit le tablier à un clou planté près de la porte, et sortit. Je le suivis sur le palier. Il ferma à clé l’atelier, avant de descendre l’escalier. Ses mouvements étaient souples, presque gracieux. Je pouvais entendre la pluie crépiter sur le toit.

Il utilisa la même clé pour ouvrir la porte laquée du deuxième étage, puis s’écarta et me fit signe d’entrer. J’obéis et traversai le vestibule, passant devant une cuisine encombrée de bouteilles vides, de piles d’assiettes, de cartons à pizza. Des sacs d’ordures sur le point d’éclater reposaient contre les placards, le sol semblait gluant ici et là, et l’odeur évoquait un entrepôt d’épices accolé à un abattoir.

J’atteignis ensuite une vaste salle de séjour où deux divans noirs d’aspect confortable se faisaient face, aux deux bouts d’un champ de bataille de tapis orientaux et de tables dépareillées ayant pour seul point commun plusieurs cendriers débordants de mégots. Un magnifique piano de concert occupait l’angle opposé, devant un mur tendu de lourds rideaux rouges. Il y avait de nombreuses bibliothèques basses aux étagères pleines d’accessoires ésotériques, des piles de revues et quelques fauteuils profonds. L’angle de ce qui était peut-être un pentacle apparaissait sous le plus grand tapis. Des nappes de fumée froide, d’encens et de marijuana, dérivaient dans la pièce. À droite, un passage voûté ; à gauche, une porte close. Des tableaux pseudo-mystiques — que j’attribuai à Melman — étaient accrochés à plusieurs murs. Le style rappelait celui de Chagall. Pas dépourvu d’intérêt.

« Asseyez-vous. »

Il désigna un fauteuil, et je m’y installai.

« Une bière ?

— Non merci. »

Il prit place sur le divan le plus proche, croisa les mains, et me fixa.

« Que s’est-il passé ? » me demanda-t-il.

Je soutins son regard pour lui répondre :

« Julia Barnes s’est intéressée à l’occultisme, et est venue vous voir pour en apprendre davantage à ce sujet. Elle est morte ce matin dans des circonstances pour le moins extraordinaires. »

Je notai une brusque contraction à la commissure gauche de sa bouche. Il ne fit aucun autre mouvement.

« Oui, elle s’intéressait à la question. Elle est venue me demander des conseils, et je les lui ai donnés.

— Je veux savoir pourquoi elle est morte.

— Le temps qui lui était imparti est arrivé à sa fin. Nous devons tous mourir, tôt ou tard.

— Elle a été tuée par un animal qui n’appartient pas à ce monde. Que savez-vous à ce sujet ?

— L’univers est bien plus étrange que la plupart des gens ne l’imaginent.

— Savez-vous quelque chose, oui ou non ?

— Je sais en tout cas qui vous êtes », fit-il, souriant pour la première fois. « Elle m’a naturellement parlé de vous.

— Ce qui signifie ?

— Je suis conscient que vous n’êtes pas un néophyte en ce domaine.

— Et après ?

— Les Puissances occultes savent provoquer la rencontre de certaines personnes, au moment voulu, lorsqu’elles sont à l’œuvre.

— Pour vous, il n’y aurait donc que cela ?

— Je le sais.

— Comment ?

— On me l’avait annoncé.

— Alors, vous m’attendiez ?

— Effectivement.

— Intéressant. Cela vous ennuierait de me fournir quelques explications ?

— Je préférerais que vous voyiez par vous-même.

— Vous venez de dire qu’on vous l’avait annoncé. Comment ? Qui est ce “on” ?

— Vous comprendrez bientôt.

— Et en ce qui concerne la mort de Julia ?

— Également.

— Comment comptez-vous m’apporter cette illumination ? »

Il sourit.

« Je désire seulement vous montrer quelque chose.

— Entendu. Je suis d’accord. »

Il hocha la tête, et se leva.

« C’est là-dedans », m’expliqua-t-il en se dirigeant vers la porte close.

Je le suivis.

Il plongea la main dans sa chemise, et en sortit une chaîne à laquelle était suspendue une clé. Il l’utilisa pour déverrouiller le battant.

Il l’ouvrit et s’écarta d’un pas.

« Après vous. »

J’entrai dans une petite pièce obscure. Il abaissa un interrupteur et une ampoule bleue de faible puissance s’alluma au-dessus de ma tête, me révélant une fenêtre aux vitres peintes en noir. Il n’y avait pas de mobilier, et seuls quelques coussins jonchaient le sol. Sur ma droite, une tenture noire dissimulait en partie une paroi. Les autres étaient nues.

« Je regarde », déclarai-je.

Il eut un petit rire.

« Patience, patience. Savez-vous quelle est ma spécialité, dans le domaine des sciences occultes ?

— Vous êtes un cabaliste.

— Exact. Comment l’avez-vous deviné ?

— Les adeptes des disciplines occidentales sont généralement des gens ordonnés et soigneux, alors que ces qualités font défaut à la plupart des cabalistes. »

Il renifla.

« Nous n’accordons pas de l’importance aux mêmes choses.

— Je n’en doute pas. »

Du pied, il poussa un coussin au centre de la pièce.

« Asseyez-vous.

— Je préfère rester debout. »

Il haussa les épaules.

« Comme vous voudrez », fit-il avant de marmotter à voix basse.

J’attendis. Un moment plus tard, il se dirigea vers le rideau noir sans interrompre son incantation. Il écarta la tenture d’un mouvement, et je regardai.

Une peinture de l’Arbre de Vie cabalistique me fut révélée, montrant les dix sephiroth sous quelques-uns de leurs aspects qlipphotiques. La toile était magnifique et j’eus l’impression de la reconnaître, ce qui me déconcerta. Il ne s’agissait pas d’une de ces reproductions qu’on trouve dans le commerce, mais d’une œuvre originale. Si son style était différent des toiles exposées dans l’autre pièce, je le trouvais cependant familier.

Et j’eus finalement la certitude qu’elle avait été peinte par la personne à laquelle on devait le jeu d’Atouts découvert dans l’appartement de Julia.

Melman poursuivait ses incantations.

« En êtes-vous l’auteur ? » lui demandai-je.

Au lieu de me répondre, il s’avança et tendit le doigt pour me désigner le troisième sephiroth, celui appelé Binah. Je l’étudiai. Il représentait un sorcier devant un autel noir, et...

Non ! Je ne pouvais le croire. C’était impossible...

Je sentis un contact s’établir avec ce personnage. Il n’était pas simplement symbolique. Il était réel, et il m’appelait. Il grandit, acquit trois dimensions. La pièce commença à s’estomper autour de moi. J’étais presque...

Là-bas.

Un lieu crépusculaire, une petite clairière dans un bois aux arbres tordus. Une clarté sanglante illuminait l’autel dressé devant moi. Le sorcier, au visage dissimulé par son capuchon et les ombres, manipulait des objets au-dessus de la pierre. Ses mains se déplaçaient trop rapidement pour qu’il me fût possible de les suivre. Il me semblait toujours entendre les incantations de Melman, à peine audibles.

Finalement, le sorcier leva la main droite et serra fermement l’objet qu’elle tenait. Il s’agissait d’une dague d’obsidienne noire. Du bras gauche, il balaya la surface de l’autel, projetant tout le reste sur le sol.

Il me regarda, pour la première fois.

« Approche », me dit-il.

J’allais sourire de la naïveté de sa demande, quand je sentis mes pieds se mouvoir à mon corps défendant, et je sus qu’un sort m’avait été jeté dans cette ombre noire.

Je remerciai un autre de mes oncles, qui habitait le lieu le plus lointain qu’il fût possible d’imaginer, et prononçai en thari une formule magique.

L’air fut déchiré par un cri perçant, comparable à celui d’un oiseau nocturne.

Le sorcier ne se laissa pas distraire et mes pieds ne recouvrèrent pas leur liberté, mais je pus lever les bras devant moi. Je les gardai tendus et, lorsque mes mains atteignirent le rebord de la pierre de l’autel, j’ajoutai mes forces à celles de l’envoûtement qui m’attirait, augmentant la puissance de chacun de mes pas d’automate. Je laissai mes coudes ployer.

Le sorcier abaissait déjà la lame vers mes doigts, mais c’était sans importance. Je poussai de tout mon poids et soulevai la pierre.

L’autel bascula en arrière. Le sorcier s’écarta rapidement afin de l’esquiver, mais la pierre atteignit une de ses jambes, peut-être les deux. Il n’avait pas touché le sol que je me sentis libéré de son envoûtement. Je pouvais me mouvoir librement et j’avais à nouveau les idées claires.

Il ramena ses genoux vers sa poitrine et roula sur lui-même, alors que je franchissais d’un bond l’autel renversé. Et je pris en chasse le sorcier qui culbutait vers le bas d’une petite pente, passait entre deux pierres dressées et pénétrait dans le bois obscur.

Dès que j’atteignis l’orée de la forêt, j’y vis des yeux, des centaines d’yeux cruels qui luisaient dans les ténèbres à des hauteurs différentes. Les incantations se firent plus sonores. Celui qui les psalmodiait semblait se rapprocher, dans mon dos.

Je pivotai aussitôt.

Un nouveau personnage encapuchonné se dressait derrière l’autel, plus grand que le précédent. C’était lui qui poursuivait les incantations, d’une voix masculine familière. Frakir palpita à mon poignet. Je sentis un maléfice grandir autour de moi, mais cette fois j’étais prêt. Je prononçai une formule magique, et un vent glacial emporta le sortilège comme de la fumée, cinglant mes vêtements qui changèrent de formes et de couleurs. Pourpre, gris... clair le pantalon et sombres le manteau, la chemise. Noires mes bottes et ma large ceinture, les gantelets qui y étaient glissés, ma Frakir d’argent tissée en bracelet à mon poignet, à présent visible et luisante. Je levai la main gauche et utilisai la droite pour protéger mes yeux, alors que j’engendrais un éclair de lumière.

« Silence, ordonnai-je. Tu m’incommodes. »

L’incantation s’interrompit.

Le capuchon fut repoussé en arrière, me révélant les traits de Melman, déformés par la terreur.

« Tu voulais m’attirer ici, et c’est chose faite, déclarai-je. Remercie le Ciel. Tu m’as affirmé que je comprendrais, et ce n’est pas le cas. Fais en sorte d’y remédier. »

Je m’avançai d’un pas.

« Parle ! Tu me révéleras tout ce que tu sais. Que ce soit de ton plein gré ou sous la contrainte ne dépend que de toi. »

Il rejeta la tête en arrière, et hurla : « Maître !

— Oui, fais venir ton maître, par n’importe quel moyen. J’attendrai. Car lui aussi devra répondre de ses actes. »

Il cria à nouveau, mais ne reçut pas de réponse. Il bondit vers les bois, mais j’avais prévu sa réaction et préparé un sortilège. Les arbres se flétrirent et s’effondrèrent avant qu’il pût les atteindre, puis ils furent emportés dans les airs par un ouragan et se mirent à tourbillonner autour de la clairière, formant une muraille gris et rouge impénétrable entre nous et l’infini qui nous cernait de toutes parts. Nous nous retrouvions sur une île circulaire de quelques centaines de mètres de diamètre, perdue au cœur de la nuit et dont le pourtour s’effritait lentement.

« Il ne viendra pas, lui dis-je. Et n’espère pas t’enfuir. Ton maître ne peut t’aider. Nul ne le pourrait. Nous nous trouvons en un lieu où la magie est forte, et tu la profanes par ta présence. Sais-tu ce qui se trouve au-delà des vents qui avancent vers nous ? Le Chaos. Je te livrerai à lui, à moins que tu ne me parles de Julia et de ton maître, et que tu ne m’apprennes pourquoi tu as osé m’attirer ici. »

Il se recula du Chaos et pivota vers moi.

« Faites-moi regagner mon appartement, et je vous dirai tout. »

Je secouai la tête.

« Tuez-moi, et vous resterez dans l’ignorance.

— Tu parleras afin d’abréger tes souffrances. Et ensuite je te livrerai au Chaos. »

Je m’avançai vers lui.

« Un moment ! » fit-il, levant la main. « Ma vie en échange de mes révélations.

— Pas de marchandages. Parle. »

Les vents tourbillonnaient autour de nous et notre île se réduisait. Des voix à peine audibles, à peine intelligibles, murmuraient à l’intérieur de l’ouragan où je voyais évoluer des formes indistinctes. Melman se recula de la bordure croulante de l’univers matériel.

« D’accord, fit-il d’une voix forte. Oui, Julia est venue me voir, ainsi qu’on me l’avait annoncé, et je lui ai enseigné certaines choses... pas ce que j’aurais pu lui apprendre seulement un an plus tôt, mais les bribes d’un savoir que je venais d’acquérir. J’en avais reçu l’ordre.

— De qui ? Qui est ton maître ?

— Il n’a pas été stupide au point de me révéler son nom, et de courir le risque que je trouve un moyen d’exercer sur lui mon emprise. Comme vous, il n’est pas un humain, mais un être d’un autre plan.

— C’est lui qui t’a donné le tableau de l’Arbre ? »

Melman hocha la tête.

« Oui, il m’a transporté dans chaque sephiroth. La magie y est efficace et j’y ai acquis des pouvoirs.

— Et les Atouts ? Est-ce lui qui te les a donnés, afin que tu les remettes à Julia ?

— Quels Atouts ?

— Ceux-ci ! » criai-je en sortant les cartes de mon manteau.

Je déployai les Atouts en éventail de conjurateur et m’avançai vers lui.

Je les lui lançai et lui permis de les regarder quelques instants, puis les récupérai avant qu’il eût le temps de deviner qu’ils représentaient un moyen d’évasion.

« C’est la première fois que je vois de telles cartes », déclara-t-il.

L’érosion du sol se poursuivait régulièrement dans notre direction. Nous reculâmes vers le centre de l’îlot.

« Est-ce toi qui as envoyé cette créature assassiner Julia ? »

Il secoua la tête avec vigueur.

« Non. Je savais seulement qu’elle allait mourir, car mon maître me l’avait annoncé en précisant que cela vous conduirait à moi. Il m’a également dit qu’elle serait tuée par un fauve de Netzach... mais je ne l’ai jamais vu et ce n’est pas moi qui l’ai invoqué.

— Et pourquoi voulait-il que tu me rencontres et me conduises ici ? »

Il eut un rire de dément.

« Pourquoi ? répéta-t-il. Mais pour vous tuer, bien sûr. Il m’a affirmé que si je parvenais à vous sacrifier en ce lieu, j’obtiendrais vos pouvoirs. Il a ajouté que vous étiez Merlin, le fils de l’Enfer et du Chaos, et que je deviendrais le plus grand de tous les mages, si je menais à bien ma mission. »

Notre univers n’avait plus qu’une centaine de mètres de diamètre, et il se réduisait de plus en plus rapidement.

« Était-ce vrai ? Était-ce vrai ? Aurais-je obtenu vos pouvoirs, en cas de réussite ?

— Le pouvoir est comparable à l’argent, répondis-je. Une personne compétente peut l’obtenir si c’est ce qui compte le plus à ses yeux. Serais-tu parvenu à tes fins, cependant ? J’en doute.

— Je parle du sens de l’existence. Vous le savez. »

Je secouai la tête.

« Seul un imbécile peut croire que la vie n’a qu’un seul sens. Assez parlé de ça ! Décris-moi ton maître.

— Je ne l’ai jamais vu.

— Quoi ?

— Oh ! je l’ai rencontré, mais j’ignore à quoi il ressemble. Il porte toujours un capuchon et un manteau noirs. Des gants, également. J’ignore même quelle est sa race.

— Comment vous êtes-vous rencontrés ?

— Il est apparu un jour, dans mon atelier. J’ai pivoté, et il était là. Il m’a offert le pouvoir. Il m’a dit que j’obtiendrais le savoir en échange de mes services.

— Comment savais-tu qu’il pouvait tenir parole ?

— Il m’a fait visiter des lieux qui n’étaient pas de ce monde.

— Je vois. »

Notre îlot n’était désormais pas plus vaste qu’une salle de séjour. La voix du vent se faisait tour à tour moqueuse, compatissante, terrifiée, affligée, coléreuse. Le sol tremblait sans discontinuer. La lumière était spectrale. J’éprouvais le désir de venger Julia sur-le-champ, mais si Melman n’était pas le responsable de son assassinat...

« Ton maître a-t-il précisé pourquoi il voulait que je meure ? » lui demandai-je.

Il humecta ses lèvres et lança un regard derrière lui, vers le Chaos qui progressait toujours.

« Il a dit que vous étiez son ennemi, c’est tout. Et il a ajouté que vous deviez mourir aujourd’hui.

— Pourquoi ? »

Un bref sourire incurva ses lèvres.

« Sans doute parce que c’est la nuit de Walpurgis.

— Est-ce tout ? N’a-t-il pas précisé d’où il venait ?

— Il s’est à une occasion référé à un certain donjon des Quatre-Mondes, comme s’il y attachait beaucoup d’importance.

— Et il ne t’est jamais venu à l’esprit qu’il se servait simplement de toi ? »

Melman sourit.

« C’était évident. Nous utilisons tous les autres. C’est ainsi qu’est le monde. Mais il a proposé de rémunérer mes services par la connaissance et le pouvoir. Et je pense qu’il pourra encore tenir ses promesses. »

Il porta le regard derrière moi. C’était une ruse éculée, mais je pivotai malgré tout. Je me tournai immédiatement vers lui.

Il tenait la dague noire. Sans doute l’avait-il dissimulée dans sa manche. Il se fendit pour m’embrocher, en psalmodiant de nouvelles incantations.

Je reculai d’un pas et fis tournoyer mon manteau dans sa direction. Il rompit, fit un pas de côté en frappant de toutes parts, avança à nouveau. Cette fois, il tentait de me contourner. Ses lèvres se mouvaient toujours. Je lançai mon pied vers la main au couteau, mais il s’écarta brusquement. Je saisis l’ourlet gauche de mon manteau et en entourai mon bras. Lorsqu’il frappa à nouveau, je parai le coup et saisis son poignet. Je le tirai vers moi tout en me baissant, agrippai sa cuisse gauche de mon autre main, puis me redressai, le soulevai et le lançai.

Mon corps pivotait, quand je pris conscience des conséquences de cet acte. Trop tard. Avec mon attention rivée sur mon adversaire, je n’avais pas surveillé l’avance rapide et destructrice des vents. Le Chaos était bien plus proche que je ne l’avais cru, et Melman n’eut que le temps de proférer une ultime imprécation avant que la mort lui imposât le silence.

Je jurai à mon tour, regrettant de ne pas avoir obtenu d’autres informations de cet homme. Je secouai la tête, au centre de ce monde qui se réduisait.

La journée n’était pas terminée, et c’était déjà la plus mémorable de mes nuits de Walpurgis.