8.

 

Mes idées n’ont probablement rien d’original, lors de funérailles. Tel Bloom, dans Ulysse, il ne me vient à l’esprit que des banalités au sujet du défunt et de la cérémonie en cours. Le reste du temps, mes pensées vagabondent.

Sur la large plage qui s’étend au sud du Kolvir se dresse une petite chapelle consacrée à la Licorne, une parmi toutes celles qui ont été bâties là où fut aperçue cette créature magique. Celle-ci semblait tout particulièrement convenir à ce service funèbre, car Caine (comme Gérard) avait autrefois exprimé le désir de reposer dans une des grottes au pied de la montagne, face à cette mer sur laquelle il avait navigué si souvent, et si longuement. Une caverne avait été aménagée pour le recevoir, et sitôt la cérémonie terminée une procession se formerait pour l’accompagner à sa dernière demeure. La matinée était fraîche et brumeuse, et nous ne pouvions voir les voiles que des rares bateaux qui gagnaient ou quittaient le port, à une demi-lieue de l’endroit où nous nous trouvions.

Normalement, Random aurait dû célébrer cet office, étant donné que le monarque est également le grand prêtre du royaume. Mais il se contenta de lire des passages d’introduction et de clôture du Départ des Princes, extrait du Livre de la Licorne, et laissa à Gérard le soin d’officier à sa place. Caine était en effet resté plus longtemps avec lui qu’avec tout autre membre de la famille. C’est ainsi que la voix de Gérard se réverbérait dans la petite chapelle de pierre. Il lisait de longs paragraphes où il était question de la mer et de la mutabilité. On dit que Dworkin a écrit ce livre à une époque où il était sain d’esprit, et que certains chapitres lui ont été dictés par la Licorne elle-même. J’ignore si c’est vrai. Je n’étais pas présent. On raconte encore que nous serions les descendants de Dworkin et de la Licorne, ce qui incite à imaginer des scènes peu banales. Les origines de chaque chose sombrent dans l’oubli et sont remplacées par le mythe. Qui peut savoir ? Je n’étais pas né, à l’époque.

« ... Et tout retournera à la mer », psalmodiait Gérard.

Je regardai autour de moi. Outre les membres de la famille, il y avait quarante ou cinquante autres personnes appartenant pour la plupart à la noblesse de la ville, quelques marchands avec qui Caine avait entretenu des rapports amicaux, des représentants de royaumes des diverses ombres adjacentes où il avait résidé pour des raisons personnelles ou officielles, et, naturellement, Vinta Bayle. Bill avait exprimé le désir d’être présent, et je l’avais à ma gauche, avec Martin à ma droite. Ni Fiona ni Bleys n’étaient présents. Saisissant le prétexte de sa blessure, Bleys avait demandé à être dispensé d’assister à l’office. Fiona avait tout simplement disparu, et Random n’était pas parvenu à la localiser. Julian nous laissa en cours de cérémonie pour aller voir les gardes qu’il avait postés le long de la grève. Quelqu’un avait fait remarquer qu’un éventuel tireur embusqué pourrait réaliser un beau tableau de chasse, alors que nous étions tous regroupés. En conséquence, Julian avait disséminé ses forestiers armés de glaives, de dagues, d’arcs et de lances, en des points stratégiques, tout autour de nous... et par instants nous entendions les aboiements d’un de ses cerbères, auquel les autres répondaient presque instantanément ; un son plaintif, effrayant, avec en contrepoint le bruit des vagues et du vent, et des considérations sur la mort. Où était-elle allée ? me demandai-je. Fiona ? Peur d’un piège ? Sa disparition soudaine n’avait-elle pas plutôt un rapport avec les événements de la nuit précédente ? Et Benedict... il avait transmis ses condoléances et mentionné une affaire pressante qui l’empêcherait de rentrer à temps pour la cérémonie. Llewella s’était tout simplement abstenue d’arriver, et ne pouvait être jointe par l’entremise des Atouts. Flora se tenait devant moi, sur ma gauche, consciente d’être ravissante avec sa robe sombre. Peut-être suis-je injuste à son égard. C’est possible. Mais elle semblait plus impatiente que recueillie.

À la fin du service, quatre marins soulevèrent le cercueil de Caine, et nous formâmes une procession qui nous conduirait jusqu’à la grotte et son sarcophage. Un certain nombre de soldats de Julian vinrent nous fournir une escorte armée.

Nous marchions, quand Bill me poussa du coude et me désigna les hauteurs du Kolvir de la tête. Je regardai dans cette direction et vis un personnage dressé sur une corniche, dans l’ombre d’une saillie rocheuse. Il portait une cape noire dont le capuchon dissimulait ses traits. Bill se pencha vers moi afin que je puisse l’entendre malgré les instruments à vent et à cordes qui jouaient désormais.

« Est-ce un élément de la cérémonie ?

— Pas que je sache », lui répondis-je.

Je quittai ma place et m’avançai. Nous passerions juste au-dessous de ce personnage dans approximativement une minute.

Je rattrapai Random et posai ma main sur son épaule. Lorsqu’il se tourna vers moi, je lui désignai les hauteurs. Il s’arrêta et regarda, en cillant.

Sa main droite remonta vers sa poitrine et la Pierre du Jugement, qu’il portait à chaque cérémonie officielle. Le vent se leva aussitôt.

« Halte ! cria Random. Arrêtez la procession ! Restez tous à vos places ! »

L’inconnu se déplaça légèrement, tournant la tête comme pour dévisager Random. Dans le ciel, comme par un trucage photographique, un nuage se matérialisa et s’enfla au-dessus du Kolvir. Un rayon rouge jaillit de la Pierre.

Brusquement, l’inconnu regarda vers le ciel. Sa main sortit de sous son manteau et lança un petit objet noir, qui parut demeurer en suspension dans les airs, puis entama sa descente.

« Couchez-vous ! » hurla Gérard.

Tous se jetèrent sur le sol, à l’exception de Random. Il resta debout, pour regarder, alors que la foudre jaillissait du nuage et s’abattait sur la falaise.

Le grondement de tonnerre qui s’ensuivit coïncida presque exactement avec la déflagration qui se produisit loin au-dessus de nos têtes. La distance était plus importante que prévu. La bombe avait explosé avant de nous atteindre... mais elle eût probablement fait de nombreuses victimes si nous ne nous étions pas arrêtés et étions passés sous la corniche, d’où l’inconnu aurait pu la lâcher directement sur nous. Quand les points de lumière cessèrent de danser devant mes yeux, je regardai à nouveau la falaise. Le personnage noir avait disparu.

« L’avez-vous atteint ? » demandai-je à Random.

Il haussa les épaules, puis leva la main. La Pierre était redevenue un joyau ordinaire.

« Tout le monde debout ! cria-t-il. Finissons-en avec ces funérailles ! »

Ce que nous fîmes. Il n’y eut pas d’autres incidents, et tout se déroula comme prévu.

Tous avaient sans doute les mêmes pensées que moi, pendant que le cercueil était installé dans le caveau. L’agresseur pouvait-il être un de nos parents absents ? Et en ce cas, lequel ? Quelles raisons eût trouvé chacun d’eux pour commettre un tel acte ? Où étaient-ils, à présent ? Avaient-ils des alibis ? S’agissait-il d’une conjuration ? Était-ce un étranger ? Auquel cas, comment avait-il eu accès à l’arsenal d’explosifs local ? À moins que cette bombe n’eût été fabriquée ailleurs ? Un Ambrien avait-il découvert la bonne formule ? S’il s’agissait d’un étranger à notre famille, quels étaient ses mobiles et d’où venait-il ? L’un de nous avait-il engagé un tueur à gages ? Pour quelles raisons ?

Quand nous défilâmes devant le caveau, j’eus une brève pensée pour Caine, mais plus en tant qu’élément de cet imbroglio qu’individu. Je l’avais peu connu. Mais nombreux étaient ceux qui me l’avaient décrit comme un homme difficile à vivre, dur, cynique, voire même cruel. S’il s’était fait un bon nombre d’ennemis, au fil des ans, il semblait en avoir tiré une certaine fierté. Il s’était toujours conduit avec civilité avec moi, mais il est vrai que nous n’avions jamais eu la moindre raison de nous opposer. C’est pourquoi mes sentiments à son égard n’étaient pas aussi profonds que pour la plupart des autres. Julian était un personnage de sa trempe, mais plus policé en surface. Et nul ne pouvait savoir ce qui se dissimulait au-dessous. Caine... j’aurais aimé mieux vous connaître. Votre mort, en des circonstances que je ne parviens pas à comprendre, me rabaisse.

Nous quittâmes sa sépulture et regagnâmes le palais pour boire et manger, et je me demandai, une fois de plus, quel lien pouvait exister entre mes problèmes et ceux des autres. Car je sentais qu’il y avait un rapport. Je n’attache guère d’importance aux petites coïncidences, mais ne puis ignorer autant d’exceptions au calcul des probabilités.

Et Meg Devlin ? Disposait-elle de renseignements sur cet attentat ? Ce n’était pas impossible. Je décidai de la revoir au plus tôt, sans faire cas de son mari.

Plus tard, dans la grande salle à manger, au sein du bourdonnement des conversations et des tintements des couverts et de la vaisselle, une vague possibilité me vint à l’esprit, et je résolus d’approfondir la question sans perdre de temps. Prenant congé de la compagnie glaciale de Vinta Bayle, troisième fille d’un homme appartenant à la petite noblesse et dernière maîtresse de Caine, je me dirigeai vers l’autre extrémité de la salle et le petit groupe de personnes entourant Random. Je me tenais là depuis plusieurs minutes et me demandais toujours comment attirer son attention, lorsqu’il me remarqua. Il s’excusa aussitôt, vint vers moi et me prit par la manche.

« Merlin, je n’ai pas de temps à te consacrer maintenant, mais sache que je tiens à poursuivre notre conversation. Je te verrai plus tard, cet après-midi ou ce soir... dès que je pourrai me libérer. Alors, ne t’éloigne pas, d’accord ? »

J’acquiesçai d’un hochement de tête.

« Une seule question, dis-je, alors qu’il se détournait déjà.

— Oui ?

— Des Ambriens résident-ils actuellement sur l’ombre Terre... des agents ?

— Aucun à mon service. Ni à celui des autres membres de notre famille, probablement. Je garde un certain nombre de correspondants, là-bas, mais ils sont tous originaires de cette ombre... comme Bill. »

Il ferma les yeux à demi.

« Du nouveau ? » ajouta-t-il.

Je hochai la tête.

« Sérieux ?

— C’est possible.

— J’aimerais avoir du temps à te consacrer, mais nous devrons attendre.

— Je comprends.

— Je t’enverrai chercher. »

Il retourna auprès de ses compagnons.

Cela réduisait à néant l’unique explication que j’avais pu trouver au sujet de Meg Devlin, et m’interdisait d’aller la voir dès la fin de cette réunion.

Je reportai mon attention sur la nourriture. Un peu plus tard, Flora entra dans la salle, étudia chaque groupe, puis se fraya un chemin au sein de la foule pour venir s’asseoir à côté de moi.

« Impossible de parler à Random sans témoins, pour l’instant, déclara-t-elle.

— C’est exact. Voulez-vous que j’aille vous chercher à manger ou à boire ?

— Pas maintenant. Peut-être pourras-tu être utile. Tu es un sorcier. »

Je n’aimais guère le tour que prenait la conversation, mais je m’enquis : « Quel est le problème ?

— Je me suis rendue dans les appartements de Bleys, pour lui demander s’il ne désirait pas descendre se joindre à nous. Il ne s’y trouvait pas.

— Sa porte n’était donc pas verrouillée ? La plupart des gens s’enferment, ici.

— Si, de l’intérieur. Il avait dû utiliser un Atout. Je me suis permis de forcer la porte en constatant qu’il ne répondait pas, étant donné qu’on avait un peu plus tôt tenté de le tuer.

— Et en quoi les services d’un sorcier pourraient-ils être utiles ?

— Es-tu capable de retrouver sa trace ?

— Les Atouts ne laissent aucune indication derrière eux. Et en admettant que ce soit le cas, j’hésiterais à intervenir. Bleys sait ce qu’il fait, et il est évident qu’il recherche la solitude.

— Et s’il était impliqué dans cette affaire ? Lui et Caine se sont toujours dressés l’un contre l’autre, par le passé.

— S’il est mêlé à quelque chose de dangereux, vous devriez être heureuse de le voir disparaître.

— Tu ne peux pas m’aider... ou tu t’y refuses ?

— Les deux, sans doute. C’est à Random de décider si nous devons le rechercher, ne croyez-vous pas ?

— Peut-être.

— Et je vous conseille de n’en parler à personne avant que Random soit au courant. Nous n’avons déjà que trop tendance à échafauder des hypothèses. Je puis le lui dire, si vous préférez. Je dois avoir un entretien avec lui, un peu plus tard.

— À quel sujet ? »

Ouch.

« Je l’ignore. Quelque chose qu’il veut me dire, ou me demander. »

Elle m’étudia attentivement, puis déclara : « Nous n’avons pas encore eu notre petite discussion en privé.

— N’est-ce pas ce que nous sommes en train de faire ?

— D’accord. Veux-tu venir m’exposer tes problèmes dans une de mes ombres favorites ?

— Pourquoi pas ici ? »

Je fis un autre résumé de cette maudite histoire, en ayant cependant l’impression que c’était le dernier. Dès que Flora saurait ce qui m’était arrivé, elle s’empresserait d’en colporter le récit à ma place.

Elle n’avait sur cette affaire aucune information qu’elle jugea utile de me communiquer. Nous bavardâmes alors de choses et d’autres, puis elle se découvrit brusquement de l’appétit et partit en direction du buffet. Elle ne revint pas.

Je trouvai d’autres interlocuteurs et nous discutâmes... de Caine et de mon père... mais je n’appris rien de nouveau. Je fus présenté à un bon nombre de personnes et je mémorisai des noms et des liens de parenté, faute d’avoir mieux à faire.

Puis la réunion tira à sa fin et je surveillai Random. Je parvins à prendre congé presque en même temps que lui.

« Plus tard », fit-il en passant près de moi.

Il s’éloigna en compagnie de deux personnes avec lesquelles il conversait.

Aussi regagnai-je mes appartements et m’allongeai-je sur le lit. Quand la situation risque de dégénérer à tout instant, il convient de prendre du repos à la moindre occasion.

Un moment plus tard, je m’endormis et rêvai...

Je marchais dans le jardin à la française, derrière le palais. Quelqu’un m’accompagnait, mais j’ignorais son identité. Ce détail semblait sans importance. J’entendais un hurlement familier quand des grondements s’élevèrent brusquement à proximité. Je regardai autour de moi et ne vis rien. Soudain, elles furent là... trois énormes créatures canines, semblables à celle que j’avais tuée dans l’appartement de Julia. Elles couraient vers moi, dans le jardin. Le hurlement se poursuivait, mais il n’émanait pas de leurs gorges. Les bêtes se contentaient de gronder et de baver, en se ruant dans ma direction. Tout aussi brusquement, je pris conscience qu’il s’agissait d’un rêve que j’avais fait d’innombrables fois, pour l’oublier à mon réveil. De savoir que je faisais un cauchemar ne diminuait pas pour autant l’impression de danger, alors qu’elles fondaient sur moi. Toutes trois étaient nimbées d’une sorte de clarté... pâle, déformante. Au-delà de ces créatures, à travers leur halo, je ne vis plus le jardin mais une forêt. Lorsqu’elles furent proches et bondirent pour attaquer, ce fut comme si elles venaient de heurter une paroi de verre. Elles retombèrent en arrière, se relevèrent, sautèrent vers moi, pour être à nouveau stoppées par un obstacle invisible. Elles bondissaient, grondaient, gémissaient, me chargeaient encore. J’avais l’impression de me trouver sous une cloche de cristal, ou à l’intérieur d’un cercle magique, et elles ne pouvaient m’atteindre. Puis le hurlement s’amplifia, sa source se rapprocha, et les monstres m’oublièrent pour reporter sur elle leur attention.

« Wow ! fit Random. Tu devrais me payer pour t’avoir tiré de ce cauchemar. »

... J’étais éveillé, allongé sur mon lit, et je voyais les ténèbres par la fenêtre... Je compris que Random avait utilisé mon Atout et s’était accordé sur mon rêve en établissant le contact.

Je bâillai et pensai ma réponse : Merci.

« Achève de t’éveiller et viens me rejoindre.

— Entendu. Où êtes-vous ?

— En bas, dans le petit salon, près de la grande salle. Je prends un café. Personne ne viendra nous déranger.

— J’y serai dans cinq minutes.

— Parfait. »

L’image de Random s’estompa. Je m’assis, posai les pieds par terre, me levai. Je gagnai la fenêtre, ouvris les croisées, et inhalai l’air frais d’une soirée d’automne. Le printemps, sur l’ombre Terre ; l’automne, ici en Ambre... mes deux saisons préférées. J’aurais dû me sentir encouragé, grandi. Au lieu de cela (un tour de la nuit, les vestiges du rêve) il me sembla pendant un instant entendre la note finale de ce hurlement. Je frissonnai et refermai la fenêtre. Nos cauchemars nous accompagnent trop longtemps.

Je gagnai le petit salon et m’assis sur un des sofas. Random me laissa boire la moitié d’une tasse de café, avant de dire :

« Parle-moi de la Roue spectrale.

— C’est une sorte de... de banque de données et de système de surveillance parapsychique. »

Il posa sa tasse et inclina la tête, pour me dévisager.

« Ne pourrais-tu être plus précis ?

— Eh bien, c’est en travaillant sur des ordinateurs que j’ai pensé que le principe de traitement des données devrait permettre d’obtenir des résultats intéressants dans un environnement où ces appareils ne pouvaient fonctionner, commençai-je. En d’autres termes, je devais trouver une ombre où les opérations resteraient pratiquement identiques, mais où le matériel, les périphériques, les techniques de programmation et l’alimentation seraient d’une nature différente.

— Heu, Merlin, je suis complètement perdu.

— J’ai conçu et fabriqué un appareil de traitement des données dans une ombre où aucun ordinateur de conception classique ne pourrait fonctionner. J’ai fait appel pour cela à des techniques, une source d’alimentation et des matériaux totalement nouveaux. J’ai également jeté mon dévolu sur un lieu où les lois de la physique sont différentes, afin d’ouvrir à cet appareil d’autres voies. Il m’a alors été possible d’écrire des programmes inutilisables sur l’ombre Terre où je vivais. Je crois que j’ai créé une chose absolument unique en son genre. Je l’ai baptisée Roue spectrale à cause de son aspect.

— Ce serait une banque de données et un système de surveillance, as-tu dit ?

— Elle feuillette l’Ombre comme les pages d’un livre. Il suffit de la programmer sur ce que l’on désire trouver, et elle le fait à notre place. Je désirais vous en faire la surprise. On peut, par exemple, l’utiliser pour apprendre si n’importe lequel de nos ennemis potentiels se mobilise, suivre les déplacements des tempêtes d’Ombre, ou encore...

— Une minute. Comment ? Comment ton appareil peut-il feuilleter ainsi les ombres ? Sur quel principe fonctionne-t-il ?

— On pourrait dire qu’il crée simultanément l’équivalent d’un nombre infini d’Atouts, puis...

— Stop. Arrête. Marche arrière. Tu aurais écrit un programme permettant de fabriquer des Atouts ? Je croyais que seules les personnes ayant subi l’initiation de la Marelle ou du Logrus en étaient capables ?

— En l’occurrence, cette machine entre dans la catégorie des objets magiques, comme Grayswandir, l’épée de Père. J’ai incorporé dans sa conception des éléments de la Marelle elle-même.

— Et tu m’en réservais la surprise ?

— J’attendais qu’elle fût prête.

— Quand le sera-t-elle ?

— Je ne sais pas. Il est nécessaire qu’elle ait rassemblé un certain nombre de données pour être pleinement efficace. La collecte d’informations a commencé voici quelque temps, et je n’ai pas encore eu l’occasion de vérifier où en était le processus. »

Random resservit du café, en but une gorgée.

« J’avoue douter qu’elle nous épargne du temps et des efforts, dit-il un peu plus tard. En admettant que je veuille savoir ce qui se passe en Ombre, je m’y rends et j’enquête, ou j’envoie un émissaire. Si je préfère utiliser cet appareil pour m’en assurer, il faut malgré tout que je me rende là où il se trouve.

— Non. Il suffit d’évoquer un terminal.

— Évoquer ? Un terminal ?

— Exact. »

Je pris mon jeu d’Atouts d’Ambre et sortis celui du dessous du paquet. On y voyait une roue argentée sur un fond noir. Je le tendis à Random, qui l’étudia.

« Comment l’utilises-tu ?

— Comme les autres. Vous voulez la faire apparaître ?

— Je t’en laisse le soin. Je me contenterai d’être un simple témoin.

— Entendu. Mais elle continue de collecter des données en Ombre, et à ce stade ses possibilités sont encore restreintes.

— Je désire moins m’en servir que la voir. »

Je levai la carte et la fixai, avec mon œil mental. Le contact eut lieu un instant plus tard. Je l’appelai vers moi.

Il s’ensuivit un petit crépitement et une ionisation de l’air ambiant, alors qu’une roue incandescente d’approximativement deux mètres cinquante de diamètre se matérialisait devant moi.

« Réduction du terminal », ordonnai-je.

Sa taille diminua. Lorsqu’elle fut au tiers de celle initiale, je lui ordonnai de se stabiliser. La Roue faisait penser à un cadre de tableau que parcouraient par instants des étincelles. La vision de l’autre côté de la pièce ondulait constamment, vue au cœur de cet anneau.

Random alla pour tendre la main.

« Non, lui dis-je. Vous recevriez une décharge. Je n’ai pas encore corrigé tous les défauts.

— Pourrait-elle servir à transmettre de l’énergie ?

— Rien ne s’y opposerait. De faible intensité, cependant.

— Cette fonction est-elle prévue ?

— Naturellement. Elle doit alimenter ce terminal, et ses sondes en Ombre.

— Je veux dire, peut-elle provoquer une décharge électrique à cette extrémité ?

— Si je lui ordonnais d’accumuler de l’énergie, puis de la libérer. Oui.

— Quelles sont ses limites ?

— Tout ce qu’elle a à sa disposition.

— Et qu’a-t-elle à sa disposition ?

— Eh bien, en théorie, toute une planète. Mais...

— En supposant que tu lui ordonnes d’apparaître à côté de quelqu’un, d’accumuler une charge électrique importante, et de la décharger sur la personne en question. Cette dernière serait-elle électrocutée ?

— Probablement. Rien ne s’y opposerait. Mais ce n’est pas le but de...

— Pour une surprise, c’est une surprise, Merlin. Je ne suis cependant pas certain de l’apprécier.

— Nous n’avons rien à redouter, expliquai-je. Personne ne sait sur quelle ombre elle se trouve. Nul ne s’y rend jamais. Il n’existe qu’un seul Atout. Je suis le seul à pouvoir l’atteindre. Je comptais faire une seconde carte, uniquement pour vous, puis vous montrer comment utiliser la Roue lorsqu’elle sera prête.

— Je dois y réfléchir...

— Spectre, cherche dans cinq mille voiles d’Ombre... combien de tempêtes d’Ombre y dénombre-t-on en cet instant ? »

La réponse nous parvint du centre du cerveau :

« Dix-sept.

— On dirait...

— Je lui ai donné ma voix, expliquai-je. Spectre, montre-nous la plus importante. »

Une scène de fureur chaotique apparut dans le cercle.

« Je viens de penser à une autre possibilité, déclara Random. Ta Roue peut-elle servir de moyen de transfert ?

— Évidemment, comme n’importe quel Atout.

— Son diamètre, lors de son apparition... est-ce sa dimension maximale ?

— Non, nous pouvons l’agrandir, si vous le désirez.

— Je n’y tiens pas. Mais en supposant que tu le fasses... puis que tu lui dises de transmettre cette tempête jusqu’à nous... pourrait-elle exécuter ton ordre ?

— Wow ! Je l’ignore. Elle essaierait, et ce serait probablement comparable à l’ouverture d’une grande fenêtre.

— Merlin, arrête ça, c’est dangereux.

— Personne ne sait où elle se trouve, moi excepté, et le seul autre moyen de l’atteindre et de...

— Je sais, je sais. Dis-moi, n’importe quelle personne ayant cet Atout, ou découvrant par hasard la machine, pourrait-elle s’en servir ?

— Eh bien, oui. Je n’ai pas jugé utile d’y inclure des codes de sécurité en raison de son inaccessibilité.

— Cette chose est une arme épouvantable, mon garçon. Arrête-la. Tout de suite.

— Impossible.

— Que veux-tu dire ?

— On ne peut effacer sa mémoire ou couper son alimentation à partir d’un terminal. Il faut pour cela se rendre sur place.

— Alors, je te suggère de partir sur-le-champ. Je veux qu’elle soit arrêtée tant que tu n’y auras pas ajouté un bon nombre de sécurités. Et même alors... eh bien, nous verrons. Je redoute une telle puissance, quand je n’ai rien pour m’en protéger. Elle pourrait nous frapper sans avertissement. À quoi pensais-tu, quand tu as construit cette chose ?

— Au traitement des données. Écoutez, nous sommes les seuls...

— Il est toujours possible qu’une autre personne apprenne l’existence de cet appareil et trouve un moyen de l’atteindre. Je sais, je sais... c’est ton œuvre, et tu l’aimes... et j’apprécie tes intentions. Mais cela doit disparaître.

— Je n’ai rien fait pouvant vous offenser. »

C’était ma voix, mais elle nous parvenait de la Roue. Random la fixa, me regarda, reporta les yeux sur elle.

« Heu... là n’est pas la question, lui dit-il. Ce sont vos pouvoirs qui m’inquiètent.

» Merlin, coupe la liaison !

— Fin de transmission, dis-je. Retrait du terminal. »

La Roue vacilla, puis disparut.

« Avais-tu prévu son commentaire ? me demanda Random.

— Non. J’en ai été surpris.

— Je commence à ne plus aimer les surprises. Il est possible que l’ombre environnement où elle se trouve l’ait altérée de façon subtile. Tu connais mon désir. Mets-la au repos. »

J’inclinai la tête.

« À vos ordres, Sire.

— Pas de ça avec moi. Et ne joue pas au martyr. Fais-le, tout simplement.

— Je maintiens qu’il suffirait d’installer quelques sécurités. Il est sans objet d’annuler tout ce projet.

— Si la situation était plus calme, j’accepterais peut-être. Mais nous avons déjà trop de problèmes avec ces tireurs embusqués, ce lanceur de bombe, et tout ce que tu m’as raconté. Le moment est mal choisi pour ajouter à nos soucis. »

Je me levai.

« Entendu. Merci pour le café. Je vous contacterai dès que ce sera chose faite. »

Il hocha la tête.

« Bonne nuit, Merlin.

— Bonne nuit. »

Je traversais le grand hall d’entrée quand je vis Julian. Il portait une robe de chambre verte et parlait avec deux de ses hommes. Sur le sol, entre eux, gisait le cadavre d’un gros animal. Je m’arrêtai et regardai. La bête était en tout point identique aux canidés dont je venais de rêver, à la créature qui avait tué Julia.

Je m’approchai.

« Bonsoir, Julian. De quoi s’agit-il ? demandai-je en désignant le corps.

— Je l’ignore. Mais mes cerbères viennent d’en tuer trois, en Arden. J’ai utilisé un Atout pour faire venir ces hommes avec une des carcasses. Je désire la montrer à Random. Tu ne saurais pas où il se trouve, par hasard ? »

Je tendis le pouce par-dessus mon épaule.

« Dans le salon. »

Julian s’éloigna dans cette direction. Je me rapprochai de l’animal et le poussai du pied. Devais-je retourner auprès de Random pour lui dire que j’avais déjà vu un de ces animaux ?

À quoi bon, me dis-je. Je ne voyais pas en quoi cette information pourrait lui être utile.

Je regagnai mes appartements, me lavai et changeai de vêtements. Puis je fis un détour par les cuisines pour emplir mon sac à dos de provisions. Je ne me sentais pas d’humeur à faire mes adieux à quiconque, aussi sortis-je par l’arrière du palais pour gagner les jardins.

Ténèbres. Étoiles. Fraîcheur. Je frissonnai en approchant du point où les molosses avaient fait leur apparition, dans mon rêve.

Ni hurlements ni grondements. Rien. Je poursuivis mon chemin dans le parc bien entretenu, vers l’intersection de plusieurs chemins qui s’éloignaient au sein d’un paysage plus naturel. Je pris le second sur la gauche. J’avais le choix entre deux routes, et jetai mon dévolu sur la plus longue (qui rejoignait d’ailleurs l’autre un peu plus loin) pour la simple raison qu’elle était plus facile à suivre en pleine nuit. Je ne m’étais pas encore suffisamment familiarisé avec les embûches du chemin le plus direct.

Je marchai sur la crête du Kolvir pendant près d’une heure, avant de repérer le sentier descendant. Je m’arrêtai, bus un peu d’eau, puis me reposai quelques minutes supplémentaires avant de repartir.

Il est pratiquement impossible de se déplacer en Ombre, sur le Kolvir. Il est indispensable pour ce faire de s’éloigner suffisamment d’Ambre. Je devais pour l’instant me contenter de marcher... ce qui me convenait parfaitement, car la nuit était belle.

Je descendais depuis un long moment, quand la lune franchit un des épaulements du Kolvir et baigna de sa pâle clarté le sentier tortueux, me permettant de presser le pas. Je tenais à quitter les montagnes avant l’aube.

Que Random ne m’eût pas laissé l’opportunité de justifier mon travail m’emplissait de colère. Il avait été prématuré de lui en parler. S’il n’y avait eu les funérailles de Caine, je ne serais pas rentré en Ambre avant d’avoir achevé mon œuvre. Et je n’aurais même pas parlé de la Roue spectrale si elle n’avait tenu une place marginale dans le mystère qui entourait les événements de ces derniers temps, et si Random ne m’avait pas demandé des précisions afin d’avoir une vue d’ensemble de la situation. D’accord. Ce qu’il avait vu ne lui plaisait guère, mais l’avant-première avait eu lieu trop tôt. Le fait d’arrêter la Roue, ainsi qu’il l’avait ordonné, rendrait inutile tout le travail effectué depuis quelque temps. La Roue spectrale était toujours dans une phase de sondage en Ombre, d’accumulation de données. Enfin, j’aurais dû, quoi qu’il en soit, me rendre sur place pour effectuer un contrôle et corriger tous les défauts apparents du système.

Je réfléchissais à cela et la pente devenait plus raide, s’incurvant vers la face ouest du Kolvir. Random ne m’avait pas ordonné d’effacer la mémoire de la Roue, mais simplement de l’arrêter. En considérant les choses sous cet angle, celui qui me convenait le mieux, il me laissait toute latitude pour décider de la marche à suivre. Avant d’arrêter l’appareil, je pourrais effectuer une vérification générale, revoir les systèmes de fonctions, améliorer les programmes, puis sauvegarder les données. Ainsi, la mémoire de la Roue serait intacte lorsque viendrait le moment de l’utiliser à nouveau.

Ou encore...

Pourquoi ne pas y inclure quelques protections inutiles (à mes yeux) afin de rassurer Random, le contacter, lui démontrer qu’il n’existait plus aucun danger, et lui demander s’il s’estimait satisfait ? En cas de réponse négative, il serait toujours temps d’arrêter l’appareil. Mais peut-être reviendrait-il sur sa décision. Étudier cette possibilité semblait en valoir la peine...

Je m’imaginai des conversations hypothétiques avec Random, jusqu’au moment où la lune se retrouva sur ma gauche. J’avais atteint la moitié inférieure de la pente du Kolvir et ma progression était de plus en plus facile. Je sentais déjà décroître l’influence de la Marelle.

Je m’arrêtai à deux autres reprises pour boire de l’eau et manger un sandwich. Plus j’y réfléchissais, plus j’étais convaincu que Random n’écouterait mes arguments que d’une oreille distraite, et qu’agir de la sorte provoquerait sa colère. Mais j’étais ulcéré par sa décision.

Cependant, le voyage serait long, car il existait peu de raccourcis. J’aurais bien le temps d’y réfléchir.

Le ciel s’éclaircissait, lorsque je descendis la dernière pente rocailleuse pour atteindre la large piste du nord-ouest, au pied du Kolvir. Je regardai un bosquet, de l’autre côté de la route, un gros arbre portant une marque familière...

Au sein d’un éclair aveuglant et crépitant, accompagné par un grondement assourdissant, le tronc se fendit à moins d’une centaine de mètres de moi. J’avais levé les deux mains pour protéger mes yeux, mais j’entendais encore le bois craquer et la réverbération de la déflagration plusieurs secondes plus tard.

Puis une voix cria :

« Demi-tour ! »

Supposant que c’était à moi que s’adressait cet ordre, je demandai :

« Pourrions-nous en discuter ? »

Pas de réponse.

Je plongeai dans une dépression peu profonde, à côté de la piste, puis rampai vers un point où je serais plus à couvert. J’écoutais et observais, espérant que la personne qui avait tenté de m’intimider trahirait sa position d’une façon ou d’une autre.

Rien ne se produisit, mais pendant les trente secondes qui suivirent j’étudiai le bosquet et le bas de la pente que je venais de descendre. Et j’eus brusquement une inspiration.

J’évoquai l’image du Logrus, et deux de ses lignes devinrent mes bras. Je les tendis, non en Ombre mais vers le haut de la pente où un rocher de bonne taille conservait un équilibre précaire, au sommet d’un éboulis.

Je le saisis et tirai. Constatant qu’il était trop lourd pour moi, j’entrepris de le secouer. Tout d’abord lentement. Finalement, il bascula et se mit à rouler. Je me reculai, alors que les pierres se heurtaient et s’entraînaient mutuellement dans leur chute. Plusieurs gros rochers se détachèrent de la pente. Une ligne de fracture céda lorsqu’ils tombèrent sur son rebord. Elle gémit et craqua, commença à glisser.

Je sentais le sol vibrer tout en battant en retraite. Je n’avais pas pensé déclencher un éboulement aussi spectaculaire. Les rochers bondissaient, roulaient, pleuvaient sur le bosquet. Les arbres oscillaient, quelques-uns s’abattirent, broyés, martelés, brisés.

J’attendis une demi-minute après le retour du silence. L’atmosphère était saturée de poussière et la moitié des arbres avaient été rasés. Je me levai. Frakir pendait de ma main gauche, et j’avançai vers le bosquet.

Je regardai de toutes parts, mais ne vis personne. Je grimpai sur le tronc d’un arbre abattu.

« Je répète ma demande : Pouvons-nous discuter ? » criai-je.

Pas de réponse.

« D’accord, comme vous voudrez », déclarai-je.

Et je repartis vers le nord, en Arden.

 

Je m’enfonçais dans l’ancienne forêt et entendais par instants des chevaux. Si ces cavaliers me suivaient, ils ne semblaient pas désirer se rapprocher de moi. Il était plus probable qu’une des patrouilles de Julian passait à proximité.

Ce qui n’avait d’ailleurs pas la moindre importance. Je trouvai bientôt une piste et fis le nécessaire pour m’éloigner en Ombre.

Des nuances plus claires, dans les bruns et les jaunes, et des arbres moins grands... des percées dans la voûte du feuillage... d’étranges chants d’oiseaux, d’étranges champignons...

Graduellement, les caractéristiques des bois se modifièrent. Et plus je m’éloignais d’Ambre, plus mon déplacement était aisé.

Je commençais à traverser des clairières ensoleillées. Le ciel devint d’un bleu plus pâle... Tous les arbres étaient verts, désormais, et très jeunes.

Je me mis à courir, à petites foulées.

Des masses de nuages apparurent, la terre spongieuse devint plus ferme, moins humide...

Je pressai le pas, me dirigeant vers le bas d’une colline. Les arbres formaient à présent des bosquets, des îles dans une mer d’herbe agitée. Mon regard portait plus loin. Un rideau de perles voltigeait loin sur la droite ; la pluie.

Le grondement du tonnerre me parvint, mais le soleil continuait d’éclairer mon chemin. Je prenais de profondes inspirations d’air humide et pur, et courais.

L’herbe disparut, le sol se fissura, le ciel s’obscurcit... L’eau s’engouffrait dans les canyons et les arroyos, tout autour de moi... Un déluge s’abattait sur le terrain rocailleux...

Je commençais à glisser. Je lâchais un juron chaque fois que je me relevais, maudissant mon impatience.

Les nuages s’ouvrirent comme un rideau de théâtre, et un soleil citron déversa sur moi sa chaleur et sa lumière, depuis un ciel saumon. Le tonnerre s’interrompit en plein milieu d’un grondement et le vent se leva...

Je gravis une colline, abaissai le regard sur les ruines d’un village. Abandonné depuis longtemps, en partie envahi par la végétation. D’étranges monticules bordaient sa rue principale défoncée.

Je la suivis sous un ciel couleur d’ardoise, choisis précautionneusement mon chemin sur un étang glacé. Les visages des personnes captives de la gangue de glace regardaient dans toutes les directions sans rien voir...

Le ciel était strié de suie, la neige formait des congères, mon haleine se changeait en panaches de vapeur alors que je pénétrais dans un bois squelettique où nichaient des oiseaux gelés : une eau-forte.

Glissant vers le bas de la colline, roulant, dérapant dans la neige fondue et les sources... À nouveau du mouvement, autour de moi... Sol boueux et touffes de verdure... Véhicules bizarres sur une route éloignée...

Un dépotoir, puant, suintant, rouillant, fumant... Me frayant un chemin au cœur d’hectares de tas d’ordures... des rats courant de toutes parts...

Loin... Déplacement plus rapide, respiration plus difficile... Horizon recouvert d’un linceul de brouillard... Fond d’un delta... Rivage... Pylônes d’or le long d’une route... Paysage pointillé de lacs... Herbe brune sous un ciel vert...

Ralentir... Prairies ondulées, rivières et lac... Ralentir... Brise et herbe, comme la mer... Essuyer mon front avec ma manche... Inspirer... Marcher, à présent...

Je traversai la prairie lentement, préférant reprendre mon souffle là où mon regard portait très loin. Les herbes bruissaient sous la caresse du vent. Le lac le plus proche avait une couleur citron soutenue. Je notai une douce fragrance.

Je crus entrevoir un éclair loin sur ma droite, mais lorsque je regardai dans cette direction je ne remarquai rien d’inquiétant. Un peu plus tard, j’eus la certitude d’entendre galoper dans le lointain. Mais, à nouveau, je ne vis rien. C’est le problème, dans les ombres... on ignore ce qui est naturel et ce qui représente un danger.

Plusieurs minutes s’écoulèrent, puis je sentis son odeur avant de la voir.

De la fumée.

Les flammes s’élevèrent brusquement, un long rideau de feu qui se dressait devant moi.

Et à nouveau cette voix :

« Je t’avais dit de faire demi-tour ! »

Le vent poussait les flammes dans ma direction. Je pivotai pour rebrousser chemin, quand je vis que l’incendie se propageait déjà sur les côtés. Se déplacer en Ombre nécessite un certain état d’esprit impossible à retrouver rapidement, après une pause comme celle que je venais de faire.

Je me mis à courir.

La barrière ignée s’incurvait autour de moi, décrivant un cercle parfait. Je ne m’arrêtai pas pour admirer sa précision, car je sentais désormais sa chaleur et la fumée devenait de plus en plus dense.

Je crus entendre au sein des crépitements des flammes un martèlement de sabots. Des larmes brouillaient mon champ de vision, encore réduit par les colonnes de fumée. La personne qui m’avait tendu ce piège restait invisible.

Cependant, le sol vibrait, ébranlé par des sabots. Les flammes s’élevaient encore, se rapprochaient. Le cercle allait se refermer.

Je me demandais quelle nouvelle menace pesait sur moi, quand un cavalier apparut dans l’unique percée du mur de feu. Il serra la bride à sa monture, mais cette dernière (un alezan) était rendue nerveuse par la proximité du brasier. L’animal découvrit ses dents, mordit son mors, voulut se cabrer.

« Vite ! Derrière moi ! » cria l’inconnu.

Je m’empressai d’obéir.

Et je découvris qu’il s’agissait d’une femme aux cheveux bruns, dont je ne fis qu’entrevoir les traits. Elle parvint à faire tourner bride au cheval, et piqua des deux. L’alezan s’élança, puis se cabra brusquement et je ne parvins que de justesse à ne pas me laisser désarçonner.

Lorsque ses fers antérieurs touchèrent le sol, la bête pirouetta et bondit vers les flammes. Nous avions presque atteint le rideau de feu, quand elle fit à nouveau volte-face.

« Malédiction ! » s’exclama la cavalière en serrant frénétiquement la bride de sa monture.

Le cheval hennit et pivota. De l’écume ensanglantée ruisselait de sa bouche.

À présent, le cercle s’était refermé, la fumée était dense et la fournaise très proche. Je ne pouvais aider la femme autrement qu’en donnant des coups de talon dans les flancs de l’animal, lorsqu’il repartit au galop.

Le cheval plongea dans les flammes, presque en hurlant. J’ignorais quelle était la largeur de la bande de feu, en cet endroit. Je perçus sa brûlure sur mes jambes, et sentis une odeur de poils grillés.

Puis notre monture se déroba à nouveau, et la cavalière lui hurla quelque chose. Je découvris que je lâchais prise. Je glissai en arrière à l’instant où nous franchissions le cercle de feu pour atteindre une zone calcinée et fumante, derrière le rideau de flammes. Je tombai sur un sol noir brûlant, au sein d’un nuage de cendres. Je roulai sur ma gauche, toussai et fermai les yeux pour les protéger de la suie qui assaillait mon visage.

J’entendis la femme hurler et me redressai, en me frottant les yeux. Ma vision redevint nette et je vis l’alezan se relever et prendre la fuite, pour disparaître au sein des nappes de fumée. Il était tombé sur sa cavalière, qui restait immobile, et je me précipitai vers elle. Je m’agenouillai, chassai des braises de ses vêtements et vérifiai sa respiration et son pouls. Je n’avais pas terminé que ses yeux s’entrouvrirent.

« Fracture de... la colonne vertébrale... je crois, fit-elle en toussant. Je ne... sens rien... Fuyez... si vous le pouvez... Laissez-moi... Je vais mourir... de toute façon.

— Non, rétorquai-je. J’ai cru apercevoir un lac, non loin d’ici. »

Je dénouai le manteau attaché autour de ma taille et l’étendis sur le sol. Puis j’y allongeai la femme, le plus doucement possible, rabattis les pans du manteau pour la protéger des flammes, et entrepris de la tirer dans ce que j’espérais être la bonne direction.

J’avançais au sein d’un patchwork mouvant de feu et de fumée. Ma gorge était irritée, mes yeux pleuraient, des flammèches s’élevaient de mon pantalon, quand je fis un grand pas en avant et sentis mon talon s’enfoncer dans la boue. Je n’interrompis pas ma progression.

Finalement, j’eus de l’eau jusqu’à la taille. Tenant l’inconnue dans mes bras, je me penchai et écartai le manteau de son visage. Ses yeux, toujours ouverts, étaient aveugles. Je n’eus cependant pas le temps de toucher sa carotide qu’elle libéra un sifflement, puis murmura mon nom, d’une voix rauque.

« Merlin. Je... regrette…

— Vous m’avez sauvé, et je ne puis rien pour vous. C’est moi qui regrette.

— Désolée... je n’ai pas résisté... très longtemps. Pas assez... bonne cavalière. Ils... vous poursuivent.

— Qui ?

— Rappelé... les chiens. Mais le... feu... c’est… quelqu’un d’autre.

— De qui parlez-vous ? »

Je pris de l’eau et humectai ses joues, afin de les rafraîchir. Comme elle était maculée de suie et avait les cheveux ébouriffés et grillés, il était difficile de juger de son apparence.

« Quelqu’un... derrière vous, fit-elle d’une voix de plus en plus faible. Quelqu’un... devant... aussi. Je ne savais pas... pour... celui-là. Désolée.

— Qui ? demandai-je à nouveau. Et qui êtes-vous ? Comment me connaissez-vous ? Pourquoi...? »

Elle eut un semblant de sourire.

« ... Coucher avec vous. Impossible, maintenant. Je vais... »

Ses yeux se fermèrent.

« Non ! »

Son visage se crispa. Elle prit une dernière inspiration, puis expira et utilisa l’air pour porter son murmure :

« Laissez-moi... simplement... couler. Adieu... »

Son visage me fut dissimulé par un nuage de fumée, puis par un tourbillon opaque qui me contraignit à retenir ma respiration et à fermer les yeux.

Quand je les rouvris, elle avait cessé de vivre. Plus de respiration, de pouls, de battements de cœur. Nous étions cernés par un sol qui se consumait toujours ou était marécageux, et je ne pouvais même pas tenter de pratiquer sur elle la respiration artificielle.

Je ramenai mon manteau sur son corps et couvris son visage, fermant ce linceul improvisé avec son agrafe. Puis je m’avançai vers le centre du lac, dans des eaux plus profondes. « Laissez-moi simplement couler. »

Parfois, les cadavres s’enfoncent immédiatement ; parfois, ils flottent...

« Adieu, belle Dame, murmurai-je. J’aurais aimé connaître votre nom. À nouveau, merci. »

Je la lâchai. Un tourbillon. Elle avait disparu. Un moment plus tard, je détournai les yeux et m’éloignai. Trop de questions et aucune réponse.

J’entendais dans le lointain hennir un cheval fou de terreur...