C’est l’avant-dernier jour de l’année 2019. La principale actualité dans le monde est le retour de Carlos Ghosn au Liban. En France, en ce soir d’avant réveillon, les chaînes d’information continue distillent les mesures de sécurité déployées pour la Saint-Sylvestre dans les grandes villes. Après des mois éreintants de « gilets jaunes », Emmanuel Macron devrait réaffirmer lors de ses vœux aux Français, le lendemain, « l’ambition forte du gouvernement » et la sienne pour la réforme des retraites : un « projet de progrès social qui corrige de nombreuses inégalités ».
Avec 213 millions d’entrées en 2019, « le cinéma reste la sortie culturelle préférée des Français ». On ne sait pas encore que ce secteur de l’économie et de la culture sera parmi l’un des plus sinistrés dans le sillage du coronavirus, avec les librairies.
À la une de Libération, Gabriel Matzneff est photographié en noir et blanc avec ce mot en rouge : Pédophilie. On ne sait pas non plus que quelques semaines plus tard, le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, lancera un appel mondial à protéger les femmes et les plus jeunes filles « à la maison », alors que le confinement provoqué par la pandémie de Covid-19 exacerbera les violences, notamment sexuelles, dans les familles. Et que tous les soirs de confinement, bien plus tard après les applaudissements de 20 heures aux soignants, sera diffusé sur les chaînes françaises un clip poignant pour promouvoir le 119, le numéro de secours face aux violences physiques, psychologiques et sexuelles. Que ne feront qu’amplifier la promiscuité liée au confinement.
En Île-de-France, on sait que le trafic restera perturbé à la SNCF et à la RATP au 27e jour de la grève illimitée contre la réforme des retraites.
Cette année, la semaine paire des vacances de Noël est la semaine du père. J’ai donc tous mes enfants avec moi. On prépare de beaux flacons pour le lendemain en un accord mets-vins âprement discuté. Les coquilles Saint-Jacques sont à décongeler dans les règles de l’art. Tout file en pente douce vers l’année 2020.
En Italie, dans l’actualité du jour, il est question de la baisse de la natalité. Le pays a atteint son niveau le plus bas en termes de naissances.
En Espagne, 24 migrants ont échappé au pire, après avoir passé près de cinq jours en mer sur une barque, totalement déshydratés. Ce sont des touristes qui sont venus les aider avant l’arrivée des secours. Ce mois de décembre est clément et les plages d’Espagne sont occupées.
La Chine semble calme sur le plan sanitaire. He Jiankui, un chercheur chinois qui avait annoncé il y a quelques mois avoir mis au monde des jumelles à l’ADN modifié pour les rendre résistantes au virus du sida…, a été condamné ce lundi à trois ans de prison.
À Séoul, le froid pique en cette fin d’année. Comme depuis plus de six mois, des centaines de protestants, adversaires les plus acharnés du président sud-coréen, Moon Jae-in, occupent l’avenue Hyoja, élégante artère bordée d’arbres conduisant à la Maison Bleue, le palais présidentiel. D’autres groupes évangélistes coréens se réunissent en masse. Ils seront à l’origine de la plupart des cas de coronavirus dans le pays. À l’instar de la secte Shincheonji – Nouveau monde. Parmi les fidèles, Madame S., une femme de soixante et un ans, plus connue sous le nom de « patiente numéro 31 ». Elle a déjà son billet en poche pour aller évangéliser une ville de Chine en janvier. Et sa destination est… Wuhan. Elle s’avérera « super contaminatrice », à l’origine de plusieurs dizaines d’infections secondaires. Comme, en son temps, ce médecin de la province du Guangdong, le Dr Liu Jianlun, qui y avait traité des cas de SRAS et s’était rendu à Hongkong pour assister à un mariage. Nous étions en 2003, l’épidémie sera contrôlée en trois mois. Jianlun restera au neuvième étage de l’hôtel Metropole à Kowloon, infectant 16 autres clients séjournant au même étage que lui. Les invités se disperseront ensuite au Canada, à Singapour, à Taïwan et au Vietnam, essaimant le SRAS comme un collier de perles qui se casse à l’échelle mondiale. Finalement, le virus de Liu Jianlun contaminera 77 autres personnes…
Bref, en cette fin d’année 2019, nul ne se prépare au chaos qui va opposer l’isolement nationaliste à la nécessité de solidarité planétaire. Et éprouver les scientifiques, les soignants, les sachants comme les politiques. L’imprévu a l’aspect d’un microbe de 125 nanomètres, que personne n’a vu quitter le monde animal pour nous envahir.
Dans mon service de maladies infectieuses, après un an de travail, on s’apprête à organiser une offre en infectiologie des personnes trans en parcours de réassignation chirurgicale, dont l’hôpital Tenon est devenu un centre expert. On met aussi en place, avec l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites (ANRS), une étude sur la réduction des risques pris par certains gays qui pratiquent le chemsex, ce mélange de plans cul et de consommation de drogues de synthèse. Notre service de 28 lits prend en charge des personnes infectées venues de tous horizons et transitant principalement par les urgences. Mais l’administration du groupe hospitalier me harcèle pour justifier la baisse de 12 % d’activité en hôpital de jour en 2019. Selon l’équation qui prévaut dans l’hôpital-entreprise depuis la tarification à l’activité : baisse de recettes = baisse de moyens. Le mouvement de défense de l’hôpital public, qui a pourtant réussi sa grande manifestation du 14 novembre 2019 à Paris, patine devant la réforme des retraites. Et dans son rapport de force déficitaire face au gouvernement.
Nul n’imagine encore que ces mêmes soignants en colère vont être héroïsés par Emmanuel Macron et applaudis à 20 heures durant des semaines par une population confinée, mais empathique. Des « héros avec une date de péremption », selon l’expression d’une des infirmières du service. Et qu’ils/elles vont recevoir une multitude de présents, venus de l’extérieur : des plateaux-repas, des chocolats hauts de gamme, des crèmes hydratantes, des bons de taxi, etc. Ces mêmes « soignants-héros » qui vont manquer cruellement de masques, de surblouses, de charlottes, de seringues électriques, de respirateurs… dans un système sanitaire mal préparé. Des lits vont devoir rouvrir sous la pression sans relâche du virus venu de Chine. L’administration hospitalière et les médecins, jusque-là en conflit, vont se serrer les coudes comme jamais. Et courir tous ensemble, parfois devant, le plus souvent derrière une pandémie sans précédent. Avec l’humain qui sera au cœur du combat. Et de sanitaire, la crise deviendra économique, sociale et politique. De tout cela, il nous semblait devoir témoigner.