Lundi matin, c’est le jour des « transmissions ». Le pas est lent, la tête ailleurs, mais tout le monde est sur le pont à 9 heures. Ce matin-là, un appel d’un médecin sénior des urgences détourne notre organisation habituelle :
— Ça y est nous avons un cas suspect, vous pouvez nous aider à gérer parce que normalement il ne devrait pas être dans nos urgences. Tenon est de niveau 3 dans le plan de crise ? !
Le coronavirus n’est encore qu’un sujet livresque et lointain pour nous. Passionnant, mais exotique. Les centres d’expertise de niveau 1 veillent au grain. Le SAMU régule les patients suspects vers ces centres au compte-goutte. On a déjà pris nos marques avec le Mers-CoV, le cousin arabique du Covid-19 (3 000 cas en sept ans). Tout est prévu sauf l’imprévisible.
Ce jour-là, l’imprévisible a la physionomie d’un vieux monsieur chinois, Monsieur C., quatre-vingt-quinze ans, 1 mètre 60 à vue de nez. Mais une pleine envie de vivre. Rentré sept jours plus tôt avec sa petite-fille de la province du Hubei, berceau de l’épidémie du coronavirus. Il tousse, il est fatigué, il n’a cependant pas de fièvre. De fait, Monsieur C. n’est pas considéré comme cas suspect par le SAMU. C’est l’application des critères diagnostiques édités par les autorités sanitaires au jour dit. On apprendra plus tard que seuls 43 % des Chinois admis dans les services hospitaliers pour le Covid-19 avaient de la fièvre à l’admission. Qu’importent son âge avancé et son diabète qui empêchent sa température de monter. Le SAMU est souverain, le malade est récusé. Aucune suspicion de coronavirus. Direction prise, l’hôpital le plus proche de son domicile : rue de la Chine, l’hôpital Tenon. Comme un signe que nous allions être impactés, une telle adresse ! Les urgences où il est « déposé » par les pompiers au milieu de ses congénères d’infortune sont surchargées. Comme d’habitude, tout au moins jusqu’à ce que le Covid les vide des autres malades. Quatre heures durant il attendra, jusqu’à l’interrogatoire d’un soignant. C’est la petite-fille qui assurera la traduction du périple en mandarin. D’où venez-vous ? Hubei… Branle-bas de combat aux urgences, masque pour tous, chambre seule dont la porte ne ferme qu’avec un carton. Mesures d’isolement, nouvel appel du SAMU qui revoit le cas devant le tableau compatible :
— Finalement, on va venir le chercher, c’est d’accord avec la réanimation du centre de référence.
Entre-temps, plus de 17 personnes ont été en contact avec lui. Sujet contact = sujet suspect. C’est la règle. Un travail de fourmi épidémiologique se profile. Sans compter la famille, le vol aérien, le taxi de l’aéroport, les pompiers…
J’appelle l’expert du centre de référence. Le dialogue est surréaliste :
— Tu sais ici le personnel est assez inquiet, car il a passé plusieurs heures sans masque, sans protection et il est vraiment très évocateur puisqu’il n’est rentré que depuis six jours de la province du Hubei, lui dis-je.
— Bien sûr, on va le prendre ton patient, ne t’inquiète pas, il est très évocateur de Covid-19 : mettez des masques et fais gaffe à toi ! répond l’expert.
— Je te remercie, c’est déjà fait. Mais tu sais que le personnel s’inquiète, il n’a été isolé qu’après plusieurs heures passées aux urgences.
Réponse de l’expert du centre de référence :
— T’inquiète pas ! Dis à tes infirmières que ce n’est qu’une « gripounette »…
Le vieux chinois est finalement pris en charge par deux transporteuses du SAMU arrivées équipées de protections qui couvrent leur corps des pieds à la tête. Pas un mot échangé durant de longues minutes. Tout juste imagine-t-on que ce sont deux femmes. Difficile dans ce contexte de craintes naissantes et de gestion de la pénurie de masques d’expliquer aux personnels soignants qu’un simple masque chirurgical suffit. Les deux urgentistes poussent une sorte de grande couveuse rouge transparente posée sur un brancard. Un habitacle totalement hermétique avec des orifices pour les mains et une porte-sas à l’avant. Le vieil Asiatique prend peur. Il s’oppose et s’agite sans enlever son masque. Il ne veut pas entrer dans ce qu’il perçoit comme un sarcophage roulant. Il se défend. Ses mouvements sont doux comme ceux d’un vieillard qui veut dire non. Après négociation et traduction par sa petite-fille, le vieil homme accepte finalement le transfert vers le centre de référence. Malgré les évidences cliniques, sa famille et lui-même s’avéreront négatifs au dépistage du Covid-19. Nous comprenons tous, à cet instant précis, que c’est notre première et dernière balle à blanc. Et de percevoir dans cette répétition que des manquements aux règles d’hygiène se produiront. Inévitablement. Que la peur et la fatigue nous envahiront. Comme un rappel que l’humain diffère de la machine. Et une injonction du réel dans l’hôpital-entreprise. L’humain sera pourtant au cœur de la crise du coronavirus venu de Chine qui va envahir l’Europe impréparée, l’Amérique suffisante et probablement l’Afrique si fragile, qui ne peut compter ses cas.