MARDI 25 FÉVRIER 2020 – MATIN

Le coronavirus insuffisamment dépisté déteste les palaces flottants et les regroupements sectaires

Ce mardi matin de février, le coronavirus ne tourne pas encore en boucle sur les chaînes d’information continue. Il n’y a pas d’émission « spécial Covid ». Un vent d’ouest a soufflé sur Paris, atteignant 20 km/h, et gênant ma progression à vélo vers Tenon. Nous ne sommes pas encore confinés et les Français s’agglutinent, se pressent, poussent et toussent dans les transports en commun. On est encore en temps de paix. L’insouciance est omniprésente.

À l’hôpital, c’est la préparation à la préparation de crise. Personne n’a osé fêter Mardi gras. L’indice vedette de la place bancaire new-yorkaise, le Dow Jones, a enregistré sa pire séance en plus de deux ans. Les médecins, non encore concernés, ne regardent pas la Bourse comme indicateur de pandémie. Ils ont tort. Le bulletin de Santé publique France donne un minimum d’information sur les cas qui se comptaient jusque-là sur les doigts de la main. On en est au treizième en France. Une Chinoise de trente-trois ans, résidente française, revenant d’un séjour en Chine le 7 février 2020. Elle est classée « cas possible » le 22 février 2020 avec quelques symptômes, restera à l’hôpital jusqu’au quatorzième jour – c’est sa quatorzaine – et en sortira guérie. Le quatorzième cas est le premier venu d’Italie. Les pouvoirs publics auraient dû prendre la dimension bien avant ce premier cas italien. Et l’horreur qui va suivre dans tout le nord de l’Italie est regardée de ce côté des Alpes avec un peu de distance et beaucoup de supériorité compassionnelle.

Qu’importe ? On fera les comptes bien plus tard. « C’est à la fin du bal qu’on paye l’orchestre », comme le résume le Pr Mathieu Raux, notre directeur médical de crise, en clôturant une des réunions du groupe hospitalier.

Ce premier cas venu d’Italie est un Français qui a séjourné en Lombardie du 11 au 13 février 2020. Il présente de la toux et de la fièvre depuis le 15 février. Il a été classé « cas possible » d’après ses symptômes. La définition de la maladie va être comme les positions gouvernementales, en mouvement permanent, oscillant entre des décisions contradictoires. Et bien souvent en retard. Au début, on a considéré qu’il fallait revenir d’un pays de forte endémie comme la Chine, l’Iran, le nord de l’Italie, Singapour… et présenter une infection pulmonaire fébrile pour être considéré comme suspect. Peu à peu, le discours martial va se substituer au discours policier. De l’enquête de police sur les filières de transmission, on va passer au discours de « guerre » contre le coronavirus. Et la maladie se montre sous un jour bien plus complexe que prévu. Déjouant sans cesse les pronostics, les démarches diagnostiques et la politique de dépistage bridée par la pénurie de tests et l’impréparation à une telle pandémie.

Des tests, il y en aura. Mais au compte-goutte dans les trois premiers mois de la crise du Covid-19. Et bien trop tard. Pourtant ailleurs, à Hongkong, à Taïwan, à Singapour, mais aussi en Allemagne et même en Italie, les autorités sanitaires ont dépisté massivement tout en imposant le confinement de manière autoritaire.

L’erreur collective, parmi d’autres, a été de croire que les gens non dépistés allaient se comporter comme ceux qui étaient dépistés positifs. Comme le souligne le 25 mars 2020 le Pr Willy Rozenbaum, à l’origine de la découverte du VIH : « Je ne peux en effet m’empêcher de me souvenir de la période de 1984 où les tests de dépistage du VIH étaient encore peu disponibles. Le discours, qui était aussi le mien, était : “Il est inutile de se faire dépister, car si on est positif, il faut prendre des précautions pour ne pas transmettre et qu’il n’y a pas de traitement ; et si on est négatif, il faut prendre des précautions pour ne pas être contaminé.” Jusqu’à ce que Michael Pollak, un sociologue, nous ait montré en 1986 que les mesures de prévention étaient adoptées de manière significativement plus importante parmi ceux qui connaissaient leur statut en comparaison avec ceux qui l’ignoraient, au sein d’une population avec les mêmes risques d’exposition. »

De fait, on a très vite restreint le dépistage pour gérer l’impéritie. Dans un État qui a inventé la veille sanitaire et les « french doctors », c’est singulier. La politique française recommandera de dépister les personnes symptomatiques qui devaient être hospitalisées et celles ayant à la fois des symptômes et des comorbidités. Et les soignants, indispensables. Mais pas tous les malades. Et encore moins les personnes sans symptôme. L’impréparation et la pénurie auront raison des deux premières phases de l’épidémie.

À partir de début mars 2020, dans l’unité ambulatoire qui sera montée à la hâte, mais avec efficacité, à Tenon pour dépister notre personnel, on testera pourtant des soignants qui n’ont qu’une disparition de l’odorat (anosmie) comme seul symptôme associé à une fatigue. La maladie à coronavirus Covid-19 se cache. Derrière les formes asymptomatiques dont on ne saura que plus tard l’importance. Derrière les enfants épargnés, peu transmetteurs dont on ne sait rien. Et derrière des symptômes atypiques de plus en plus complexes. Car ce virus ne se contente pas d’attaquer le poumon, il lamine le foie, la coagulation du sang, les vaisseaux, la peau, le système nerveux, le myocarde…

 

À ce jour, les coronavirus ne figurent dans aucune liste des agents infectieux plébiscités pour la guerre « bactériologique ». Dans le rang A des microbes tueurs, on retrouve la variole, les fièvres hémorragiques, la peste, le botulisme, la tularémie… Pas le coronavirus, encore méconnu. Ni le virus Ebola, trop dangereux à manipuler. Gageons qu’avec sa capacité à désorganiser les systèmes de soins des pays non liberticides, le coronavirus va gagner du galon comme outil de guerre, de la vraie guerre.

 

Le Diamond Princess est un bateau de luxe qui faisait rêver. Le site qui en assure la publicité n’a pas de mots assez forts pour en vanter les atouts : « Le Diamond Princess est un navire vivant, aux accents asiatiques et à l’aura orientale. Le Diamond est un véritable balcon flottant, avec pas moins de 750 cabines avec terrasses privées sur 1 337 cabines en tout. Cette ouverture sur la mer rend le Diamond Princess encore plus irrésistible (…) ce fleuron de Princess Cruises vous embarque pour un voyage unique : zen et dynamique ! » Côté dynamique, les passagers vont être servis. Jusqu’au 3 février, la croisière s’amuse (à partir de 2 035 dollars pension complète avec 11 % de réduction). Mais en quelques jours, le navire est devenu un modèle épidémiologique. Le 20 janvier, un homme de quatre-vingts ans embarque à Yokohama en provenance par avion de Hongkong. Pour débarquer le 25 janvier dans sa ville d’origine où il est diagnostiqué positif au coronavirus le 3 février. Date à laquelle le palace flottant est placé en quarantaine avec au départ de l’action 3 711 personnes à son bord. L’équipage du Diamond Princess commence à évacuer ses cas – 682 au total – dont des membres d’équipage, contaminés avec un taux de 20 % en moins de deux semaines. Les malades sont hospitalisés au Japon. Les autres sont confinés sur le bateau. Un confinement dans des conditions peu optimales qui, selon une étude, aurait été responsable de 550 des contaminations. L’épidémie tuera 0,5 % des malades. Un autre bateau, le Westerdam, fait sortir ses cas au Cambodge. Le bateau a d’abord erré pendant plus de dix jours dans les eaux asiatiques, cinq pays – les Philippines, Taïwan, le Japon, l’île américaine de Guam et la Thaïlande – lui ayant interdit d’accoster par crainte du nouveau coronavirus.

En Corée du Sud, le compteur affiche déjà 893 cas, dont 501 liés à la secte religieuse Shincheonji et 113 cas contractés au sein d’un hôpital. Le Covid-19 cible les soignants (plus de 2 000 en Chine seront contaminés) et se joue des religions. Il contrarie les rites funéraires des trois religions monothéistes, mais dissémine au sein de regroupements de prière. Jusqu’à leur interdiction dans le sillage du confinement. Il a un fort penchant pour les dérives sectaires. À l’instar de cette image emblématique de la foi communautaire comme accélérateur d’épidémie : le rassemblement évangélique à Mulhouse dans le Haut-Rhin. La Mégachurch – c’est son nom – s’est transformée en un bouillon de culture viral. 2 000 fidèles, dont 300 enfants, en vase clos, illuminés durant sept jours de carême. Sept jours de contiguïté, sept jours de mains tenues et d’embrassades, sept jours de transmission virale. Un modèle expérimental pour élève épidémiologiste. Le 4 mars 2020, la préfecture du Haut-Rhin annonce les 10 premiers cas et ils vont se multiplier partout en quarante-huit heures avec 81 cas confirmés. Une dissémination nationale, d’abord 5 cas à Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane, puis une salve en Corse, une salariée de la RATP, d’autres à Briançon, Saint-Lô, Dijon, en Charente. Tous étaient de carême à Mulhouse. Un carême Covid-19.

Depuis cette date, le Haut-Rhin est devenu notre Little Italy.