Nous sommes bien une trentaine pour faire le point sur notre patient zéro, Monsieur F., 85 ans, décédé depuis. La réunion est solennelle en présence de la directrice du groupe hospitalier, Christine Welty, et du directeur général de l’AP-HP, Martin Hirsch. Notre patient zéro a grillé les étapes prévues par le plan de gestion de crise de niveau 1, niveau 2, niveau 3. Nous étions censés être sollicités en niveau 3. Mais le virus de Monsieur F. est entré par la fenêtre. Il n’a pas sonné à la porte des urgences. Il était déjà dans nos murs depuis de longs jours. Son dépistage, le 27 février, est dû à l’injonction de dépister toutes les personnes hospitalisées pour un Syndrome de détresse respiratoire aiguë (SDRA). Et c’est son cas. Il est dépisté dans les temps, à midi, le jour même de la modification de procédure. Le test PCR s’avère positif. On rembobine avec toute l’équipe d’hygiène son histoire hors les murs, du Maghreb, à la rue de la Chine. Et son parcours dans l’hôpital, avant qu’il n’échoue en réanimation sur le ventre pour sa détresse respiratoire sévère. Le constat est édifiant : 7 membres de la famille sont dépistés positifs, 8 patients contacts hospitalisés ou en attente aux urgences à ses côtés sont aussi contaminés. 20 personnes contacts directs du personnel dont plusieurs s’avéreront positives. Au total, 84 agents hospitaliers vont être testés et mis en quatorzaine dans le sillage de Monsieur F.
Le directeur général de l’AP-HP évoque les décisions à prendre ou à discuter :
— revoir les recommandations des soignants contacts,
— restreindre les programmes des blocs opératoires en prévision de la montée en pression de l’épidémie,
— analyser le rapport bénéfice-risque de l’éviction des soignants et les conditions de leur retour.
Hier, nous regardions les hôpitaux de première ligne se dépêtrer et se faire envahir par le coronavirus. C’est maintenant notre tour. Il était pourtant arrivé sur ses pieds, Monsieur F. Des antécédents médicaux, il en avait, comme beaucoup d’hommes de son âge : un AVC sans séquelles, une maladie rénale traitée par corticoïdes et immunosuppresseurs et un diabète. C’est beaucoup.
L’homme est hospitalisé, le 19 février, en fauteuil, de retour du Maghreb. Son petit-fils l’accompagne, il est aussi Covid +, en pleine forme, et élève à Crépy-en-Valois… Là où enseignait précisément le premier décédé du coronavirus en France. Le champ de propagation du virus est immense, mais la chaîne de contamination est parfois très restreinte.
Lorsqu’il se présente aux urgences, Monsieur F. a une fièvre modérée évoluant depuis quatre jours. Sa famille rapporte que lors de la cérémonie familiale dans un pays du Maghreb, un enterrement, certains avaient aussi de la fièvre. Il n’a pas de signe respiratoire, il ne revient pas d’une zone considérée à risque de coronavirus. Compte tenu de ses antécédents, il se retrouve après de longues heures d’attente aux urgences dans un service d’unité de soins intensifs spécialisés. Aucune mesure particulière de prévention n’est prise pour ce patient qui n’a ni signe respiratoire ni suspicion de coronavirus. Au deuxième jour de son hospitalisation, il présente une détresse respiratoire aiguë et les médecins notent dans le dossier médical informatisé et partagé une « probable infection grippale chez cet homme de quatre-vingt-cinq ans avec une insuffisance rénale chronique ». Il est de fait transféré en réanimation devant cette aggravation. Le 27 février, il est diagnostiqué Covid + par le laboratoire de virologie sur un prélèvement d’aspiration bronchique. Son état ne cesse de s’aggraver. Dès le 26 février, il est mis sur le ventre pour être ventilé de manière plus favorable compte tenu de la gravité de son cas. Plusieurs médecins vont s’avérer positifs dans la prise en charge de ce patient, dont celle qui s’est occupée de lui en réanimation et qui l’a intubé. Mon adjoint, le Dr Lassel, en charge des avis d’infectiologie dans tout l’hôpital, réunit la famille dans une pièce minuscule attenante à la réanimation où l’on distille généralement les mauvaises nouvelles. Il porte un masque chirurgical et la famille aussi, mais on ne peut pas aérer cette pièce. Elle sera transformée en réserve dès le lendemain. 5 des 8 proches ont des signes respiratoires ou de la fièvre. Ils sont tous testés le lendemain. 7 sur 8 s’avéreront positifs au Covid-19. Ils sortiront tous guéris de leur infection, un fera cependant un passage long par la réanimation. Le parcours tragique de l’aïeul s’arrête là. Quelques jours après son transfert dans un centre de référence, rendu obligatoire, il décédera. Sans droit de visite.
Plus tard, lorsque je disposerai d’échantillons de tests rapides (TROD), qui dépistent cette fois les anticorps signes de guérison, et non la présence du virus, réalisables sur une simple goutte de sang au bout du doigt, je testerai deux des réanimateurs qui ont pris en charge Monsieur F. à son arrivée en réanimation. L’un a été symptomatique puis détecté positif par la recherche des traces du virus (PCR). L’autre aura aussi des symptômes, mais par deux fois la recherche du virus sera négative. Il s’avérera positif pour les anticorps. Le Covid-19 n’a pas fini de livrer ses secrets. Il sait se cacher dans des formes asymptomatiques, des formes atypiques et aussi en mettant en échec les tests de dépistage du virus, dans environ 30 % des cas.
Cette première confrontation directe avec le virus s’étire jusqu’à tard dans la soirée. Après la cellule de crise, nous nous sommes séparés en deux groupes. Ceux qui doivent lister un par un, avec l’équipe d’hygiène des Dr Michel Denis et Sandra Fournier, les sujets contacts de notre patient zéro, soignants ou autres malades. Pour les mettre en quatorzaine et les dépister au moindre symptôme. En les classant en trois niveaux de risque de contamination – élevé/modéré/minime – selon la proximité, les mesures de prévention adoptées et le temps de rapprochement avec Monsieur F. Pour ma part, je me retrouve avec la direction de la communication pour préparer les « éléments de langage » afin d’informer les personnels de l’hôpital réunis à la hâte dans le plus grand amphithéâtre de l’hôpital le lendemain à 16 heures. Étonnamment, toute la direction est là, mais elle s’efface pour me laisser animer cette seconde conférence (la première, le 3 février, n’avait été que livresque sur la situation en Chine). Signe que les médecins reprendraient quelque peu du pouvoir ?
Le samedi matin, une conférence de presse est organisée par l’AP-HP dans le hall du nouveau bâtiment pour cette entrée en lice des soignants comme victimes du Covid-19, avec deux autres chefs de service, Hélène Goulet pour les urgences et Muriel Fartoukh pour la réanimation.