Cellule de crise de l’hôpital, salle de direction : 20 personnes présentes, 5 portent le masque, un médecin tousse (il sera déclaré positif et mis en « quarantaine »).
La salle est située au rez-de-chaussée sur cour et rue, plein sud. Avec plusieurs fenêtres qui vont jouer un rôle majeur durant l’épidémie. Les portes en sont matelassées de rouge comme pour mieux en retenir les secrets. L’équipement de vidéoconférence existait bien avant la crise et nous sera très utile. Il y a de l’eau, du café et des madeleines en sachets individuels. Personne n’imagine que le noyau de la cellule de crise, dont je fais partie, va y passer au moins deux heures par jour. Durant plus de quatre-vingts jours. L’entente n’est pas factice. Se découvrent, derrière les fonctions, des personnes. Nous sommes dans le même navire submersible.
Le sujet du jour est conflictuel : la Direction générale de la santé a affiché publiquement que tout masque protégeait. D’où la restriction des masques FFP2 aux personnels en charge de malades présentant des signes d’infection respiratoire. D’où les crises dans la crise. Les transferts sont difficiles vers les centres dits de référence. Le Covid-19 nous fait prendre conscience de nos incapacités à bien reproduire les règles d’hygiène pourtant apprises depuis des lustres. Les soignants mis en quarantaine sont étiquetés en « repos exceptionnel ». Les pneumologues, menés par leur chef de file charismatique le Pr Jacques Cadranel, qui a connu comme moi les années noires du sida dans sa spécialité, rappellent la crise de l’hôpital public avec notamment des centaines de lits fermés par manque de personnel pour une maladie à dominance pneumologique… C’est déjà le combat des tensions, des ego, de l’inconnu et la valse des décisions contradictoires. C’est aussi la bataille de l’hôpital public contre la crise sanitaire. On découvre chaque jour notre incapacité à gérer avec un temps d’avance cette épidémie. Et surtout à gérer le manque de réserve de personnels dans les services déjà sous tension avant la crise. La peur, aussi, qu’expriment les intérimaires dès lors qu’ils sont attribués aux unités Covid +. On a du mal à contacter les agents qui sont contacts de personnes contaminées faute de moyens… Personne n’a appelé notre premier soignant positif. Et paradoxe des paradoxes, cet hôpital, qui est l’un des premiers à avoir déclaré des soignants contaminés par le Covid-19, n’a pas un seul médecin du travail depuis plusieurs mois !
Heureusement, l’AP-HP communique bien. Ce jour-là, le communiqué de presse est à destination du grand public, mais plus encore du personnel de l’hôpital Tenon : « Le patient testé positif au coronavirus le 27 février dernier a été transféré en service de réanimation à la Pitié-Salpêtrière, établissement de santé de référence, un deuxième patient suivi en pneumologie a été testé positif le 4 mars et a également été transféré dans le même établissement. À ce jour, 6 professionnels de l’hôpital ont été dépistés positifs au corona-Covid-19, ils ont rejoint leur domicile. Leur état n’inspire pas d’inquiétude. » Il est rappelé que : « Les personnels d’accueil en contact direct et rapproché des patients doivent porter un masque chirurgical en continu à changer toutes les quatre heures… »
Cinq jours plus tard, à 19 heures, nous réunirons cette fois le personnel de nuit, dans le grand amphithéâtre de l’hôpital. Nous devrons répondre aux craintes de tous devant la contamination de certains des leurs. L’amphi est bondé. L’inquiétude est très vive. Peut-être 300 personnes sont présentes. Du jamais vu, pas même du temps d’Ebola ou de Zika. La question du masque est au centre des débats. Le personnel de nuit paraît moins informé, moins protégé sans doute aussi. Certains dans l’amphithéâtre découvrent qu’ils sont sujets contacts et que, dans le doute, ils devraient porter un masque. D’autres ont eu à prendre en charge des patients sans protection car le statut Covid + des malades n’était pas encore connu. Un cadre infirmier quitte le premier rang, se sentant mis en cause. La tension est perceptible. Certains délégués syndicaux en rajoutent une couche dans l’agressivité : « Nous ne sommes pas assez informés ! » Même si c’est la troisième réunion de tout le personnel en sept jours. Et que les directives et notes pleuvent depuis le premier cas. Je ne suis que le messager avec le responsable de l’hygiène, le Dr Michel Denis. Nous nous efforçons de répondre techniquement et de calmer les angoisses et légitimes questions. Présente au premier rang, la direction nous laisse faire. Trop satisfaite de la délégation de tâche ! Comme elle le fera chaque fois qu’un point d’information sera nécessaire. Tout à coup, les médecins sont devenus indispensables à la gestion de l’hôpital…
Durant la cellule de crise, tout le monde prend conscience que les stocks de masques de l’hôpital sont délivrés avec une visibilité à trois jours. Entre crainte et vigilance, les soignants se mettent de plus en plus à porter des masques. Parfois dans un irrationnel des plus irresponsables. Des brancardiers se promènent à l’air libre avec des masques FFP2 réservés pourtant aux manœuvres pulmonaires des patients à risque Covid. Comme aspirer un malade, faire un prélèvement avec un écouvillon nasal, intuber, ventiler, poser un aérosol. Sans compter, dans les cas les plus graves, cette manipulation en réanimation qui consiste à mettre le malade en position ventrale pour mieux assurer la ventilation et la circulation sanguine. Une manœuvre qui ne monopolise pas moins de 4 ou 5 soignants. Et qui se fait toutes les douze ou seize heures, tête tournée sur le côté en protégeant les yeux, toutes les trois heures. Un travail titanesque qui épuise les équipes. Comme en atteste le peu d’infirmier(e)s de réanimation qui ont témoigné devant les médias.
Des personnels administratifs sans contact avec les patients veulent se faire dépister en l’absence de tout symptôme. Des médecins qui ont des enfants à la crèche de l’hôpital s’inquiètent à tort compte tenu de l’absence totale de gravité du Covid-19 chez les enfants de moins de quinze ans. L’irrationnel et la peur gagnent du terrain. L’administration nous aide à garder les moutons égarés dans le troupeau. La chance pour l’hôpital Tenon, c’est d’avoir une directrice et un sous-directeur à visages humains, Marie-Pierre Ferec et Sabri Lokmane. Nous nous découvrirons dans ce combat du quotidien hors norme. On va combattre à leurs côtés, jour après jour, de cellules de crise en crises. Demain, on verra ce qu’il en reste.
L’après-midi va être consacré de nouveau à compter les sujets contacts pour leur éviction, à surveiller les patients contacts et à regrouper les patients Covid +. Un travail de fourmi sur tableau Excel où la vie des uns et des autres s’étale : quel soignant vit en fait avec tel autre, quel médecin a un enfant immunodéprimé, qui est enceinte, qui est greffé rénal… C’est le principe de niveau 1 : dépister les malades, les isoler et tracer les personnes.
Nous n’étions pas prêts à tout cet étalage.
Pour l’heure, notre hôpital compte trois fois plus de soignants contaminés que de patients hospitalisés. Soit 66 agents hospitaliers, médecins, internes mis en quatorzaine à la suite du premier patient contact, Monsieur F. Notre patient zéro.