SAMEDIMARS 2020  17 HEURES

Cellule de crise :
l’humain se fissure derrière le masque

Cellule de crise. Salle de réunion de la direction, 12 personnes présentes, 8 masquées. Fenêtres ouvertes.

Le Dr Antoine Parrot a la soixantaine alerte. Il arbore la tenue verte des médecins de réanimation. Le masque chirurgical et les yeux bleus rehaussés sont ton sur ton. Il est réanimateur et pneumologue. Il a tout connu : des années noires de la pneumocystose associée au sida à la grippe H1N1, en passant par les attentats tragiques de novembre 2015. Le cuir est tanné. En apparence tout au moins. L’émotion, la colère pointent pourtant à la lisière du masque ce jour-là. La cause ? La directive de la Direction générale de la santé de transférer tous les malades Covid + vers les centres de référence. Il en existe 17 en France. Depuis plusieurs jours, il se pose la question : « Pour quel bénéfice : sur le plan médical aucun (il n’y a pas de traitement) et plutôt une perte de chances pour les maladies complexes, sur le plan humain pour le patient aucun (transport hasardeux mal organisé, à n’importe quelle heure source d’inconfort, angoisse du patient face à une autre équipe qu’il ne connaît pas), et sur le plan de la santé publique (car c’est l’argument avancé) aucun. » Le Dr Parrot précise que c’est une tension de plus : « L’Italie nous a malheureusement montré le chemin : nous ne sommes plus au stade de contenir la maladie. L’application de cette directive ressemble à la ligne Maginot, n’est plus adaptée et même néfaste, car cela fait plusieurs jours qu’elle empêche les services de s’organiser (source majeure de tension, de fatigue inutile, car la seule décision acceptable est celle qui résulte de trouver une solution pour les patients). »

La marée était inexorable, le virus déjà parmi nous s’était insinué dans tous les hôpitaux, avec ou sans réanimation, avec ou sans SAMU, y compris dans les centres de dialyse et les EHPAD. Il a suffi de nous donner l’autorisation de davantage le dépister pour le trouver, tapi dans l’ombre des autres pathologies. Le coronavirus ne respecte pas les plans sanitaires établis dans le sillage du SRAS en 2003. Deux des malades du service du pneumologue ont été testés positifs au Covid-19. La règle doit s’appliquer. Le réanimateur-pneumologue obtempère, petit soldat de l’hôpital public par temps de guerre, d’autant qu’il « n’a pas envie d’être accusé d’avoir maintenu une source de contagion vis-à-vis de son personnel », et ceci malgré la tristesse de la patiente, l’opposition du personnel soignant et l’incompréhension de la famille. La patiente dépistée Covid + est en fin de vie, victime d’un cancer du poumon métastasé. L’équipe et le médecin aux yeux bleus rougis l’ont suivie depuis le début de sa maladie. C’est une déchirure pour les soignés comme pour les soignants. La dame part vers le centre de référence et son unité dédiée. Seule et triste. Son médecin référent se déplacera un samedi après-midi pour lui apporter un peu de réconfort. Elle mourra quelques jours après, sans aucune visite de sa famille. Visites interdites pour cause de santé publique. Ou comment l’humain s’efface devant la prévention du plus grand nombre. Ce qui est sanitairement compréhensible est humainement insupportable. De cela, il faudra aussi parler après la crise. Quand le Covid-19 se sera retiré dans ses terres chinoises. Familles éparpillées, malades isolés, patients reclus, patients exclus, patients retenus, et fins de vie volées. Le coronavirus n’est pas qu’un virus, c’est un broyeur de lien social.

Pour le Dr Antoine Parrot, c’est comme si « le mot empathie avait disparu de notre vocabulaire ».