Déjà il faut lutter contre le regroupement des soignants dans les salles de repos, sans masque et fenêtres fermées. Contrer ceux qui empruntent des ascenseurs bardés de panneaux rouges, avec des sens interdits partout et des flèches pour détourner les personnes : « Réservé Covid-19 – Ascenseur interdit. » Beaucoup montent dedans sans protection, car « ce sont ceux qui arrivent les premiers ». Et que « sinon il faut attendre » ! Le manque d’hygiène et de discipline sont les incompétences de la culture française.
Ce jour-là, nous avons rendez-vous avec l’administration pour ouvrir une antenne de dépistage du personnel soignant à l’intérieur de l’hôpital. De mémoire d’hospitalier, je n’ai jamais vu une telle cohésion entre la direction, les services techniques, les médecins et l’unité d’hygiène. Avec un rapport au temps et à l’efficacité qui dépasse l’entendement. On sait qu’il sera difficile de ne pas s’habituer à ce confort et à l’application quotidienne au sein de l’hôpital de l’expression du président de la République : « Quoi qu’il en coûte. »
Sabri Lokmane, le sous-directeur, est à la commande. Les ordinateurs arrivent à une vitesse supersonique. Deux informaticiens obéissent en temps réel à nos ordres. Il nous faut 7 distributeurs de solution hydroalcoolique ? Un appel téléphonique et les services techniques viennent les installer, perceuses à la main. On s’est trompé sur un poste informatique ? On refait le travail à l’envers et on le réinstalle sur un autre poste. Les sièges de prélèvement arrivent, le premier ne va pas. L’équipe technique repart et nous en rapporte un plus confortable pour les personnes prélevées. L’écouvillon nasal est désagréable et certains font parfois un petit malaise au moment où on enfonce l’écouvillon. Rien de grave, mais il faut le matériel adéquat. Là où avant la crise il fallait parfois des semaines, remplir quatre formulaires, appeler la hotline, pour obtenir un DECT – ces téléphones portables à usage interne –, les deux lignes arrivent en une demi-heure. C’est l’hôpital royal. On se croirait dans une clinique de chirurgie esthétique de l’Ouest parisien ! On est pourtant encore à l’AP-HP en 2020. Et pas pour des liftings, mais pour traquer le Covid dans l’arrière-nez de nos soignants. Il n’y a plus de tarification à l’activité, de comptabilité de bout de chandelle, de tableau Excel, de diktat de l’efficience. L’administration est au service de la crise sanitaire, plus encore des malades, ce que l’on avait oublié de leur part, avec les médecins qui reprennent peu à peu le pouvoir et les services techniques omniprésents. Ça fonctionne diablement. Après, il faudra sans doute se déshabituer…
Même le médecin généraliste, qui a attendu un an que l’on puisse installer ses bureaux pour une consultation de médecine générale du soir censée désengorger les urgences de l’hôpital, accepte dans la journée que ces locaux flambant neuf soient transférés pour l’activité de dépistage. Avec son groupe de Communauté professionnelle territoriale de santé (CPTS) du XXe, ce mode d’organisation qui permet aux professionnels de santé de se regrouper sur un même territoire autour d’un projet médical et médico-social commun, chacun répond à l’appel. Ce sera une rencontre de plus. Avant ce rendez-vous improbable pour lui expliquer qu’on réquisitionnait ses locaux hospitaliers pour cause de coronavirus, nous ne nous sommes jamais parlé. Le généraliste est doux, intelligent et geek. Nous nous retrouverons plusieurs fois par vidéoconférence pour échanger et répondre aux questions des sages-femmes, des kinésithérapeutes, des généralistes. Plus de 120 soignants connectés vers 21 heures. Sans compter les questions qu’ils nous envoient par mail.
Dans la préparation de l’unité ambulatoire de dépistage du Covid, l’ambiance est bon enfant. Les infirmières de maladies infectieuses, habituées à la gestion du risque épidémique et aux mesures barrières ainsi qu’à l’habillage-déshabillage, attendent de se mettre à la tâche. Il y a Julie (x2), Mounas, Sandra (x2), Charlie, Violaine, Martin, Adeline, Nidia… Les rendez-vous sont déjà pleins pour les cinq premiers jours. On dépistera le personnel soignant symptomatique toutes les quinze minutes. Deux médecins du service sont à la manœuvre : Julie Chas et Martin Siguier. Le soignant suspect attend derrière le bandeau qui matérialise au sol l’impossibilité de rentrer sans masque. Seuls deux syndicalistes qui visiblement n’ont pas la télé se présentent sans masque, en empruntant l’ascenseur pourtant estampillé « danger coronavirus » sans trembler. Prétextant ne pas avoir vu les locaux auparavant présentés par l’administration.
Le personnel d’accueil est habillé en pyjama bleu, masque chirurgical. Les infirmières de prélèvement portent en plus surblouse, lunettes, charlotte et surchaussures. Toutes les heures les pièces sont ventilées au moins dix minutes. Ça râle dès que la température baisse, mais c’est la règle. Même les terrasses d’habitude interdites d’accès permettront des moments de relaxation une fois l’unité fermée en fin d’après-midi. Un réfrigérateur accueille les prélèvements en attendant le coursier qui fait 3 ou 4 centres hospitaliers avec tous ces prélèvements enveloppés dans 3 sacs de protection successifs. Le soir venu, un autre frigo accueille le chardonnay et la bière.
Le 11 mars à midi, la première personne dépistée est un collègue médecin gériatre qui s’avérera positif et sera confiné chez lui sans gravité.
Même si la directrice répète souvent qu’avant, du temps de la crise de l’hôpital public « nous n’étions pas fâchés », ce fonctionnement entre l’administration et les soignants restera un élément crucial de la gestion de crise face au coronavirus.
Ailleurs, c’est le même sentiment qui prévaut. « On est les rois du pétrole », me dit Albert Sotto un chef de service des maladies infectieuses du Languedoc. L’administration lui a offert deux chaises massantes pour le personnel infirmier. Il explique qu’on leur a laissé utiliser les espaces communs en terrasse fermés toute l’année et qu’il a pu équiper sur simple demande son service d’un échographe cardiaque. On est tous estomaqués par ces rapports administration-soignants.