VENDREDI 13 MARS 2020  15 HEURES

L’Élysée et la direction de l’AP-HP changent de logiciel ;
les Italiens n’étaient pas prêts

Ce vendredi 13 mars, alors que les Français s’apprêtent à voter dimanche aux élections municipales, l’inquiétude grandit chez les soignants. Martin Hirsch reçoit deux journalistes du Monde dans la salle de crise installée à côté de son bureau de directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, en face de l’Hôtel de Ville. Il n’est, dit-on, « pas vraiment inquiet ». Ses hôpitaux « encaisseront ». Il parle de scénario « moyen ». Les deux visiteurs suivants sont les Pr Éric Caumes et Renaud Piarroux, respectivement chefs du service d’infectiologie et du service de parasitologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le plus grand d’Europe. Ils ont été invités en urgence pour faire part de leurs prévisions sur le nombre de patients Covid-19 qui devront être admis en réanimation. Juste avant, les deux collègues, qui se côtoient dans le même pavillon Laveran, ont partagé un couscous dans un petit restaurant proche de la Pitié. C’est Renaud Piarroux et Éric Caumes qui vont convaincre, entre autres, les autorités sanitaires que nous ne sommes plus dans la « grippette ». Le parasitologue est rentré à Paris le 8 mars d’une mission de lutte contre le choléra en République démocratique du Congo. Dès mi-avril, il participera au pilotage d’un dispositif de prévention régional original avec des équipes mobiles chargées de visiter les personnes malades non hospitalisées, baptisé Covisan. Une vraie réussite de l’AP-HP adaptée de son expérience menée en Haïti contre le choléra1. Un outil d’accompagnement des malades et des cas suspects qui offre aussi une fenêtre d’observation sur l’épidémie.

 

Formé à la pédiatrie et à l’infectiologie, Renaud Piarroux a trente ans d’épidémiologie derrière lui. Avant le Covid-19, il est inconnu du grand public, mais sera au cœur de la presse écrite qu’il préfère à l’écran. Les deux collègues s’entendent sur le fait que la vague va arriver et qu’il faut avant tout prévenir. À défaut de guérir. Nonobstant l’incrédulité de la direction. En un rien de temps, ils vont avoir rendez-vous avec le président de la commission médicale d’établissement, puis avec le directeur de la cellule de crise, puis la directrice du groupe hospitalier, pour atterrir une heure plus tard dans le bureau du directeur de l’AP-HP. Et lors de cet entretien que relate Le Monde, « la météo de l’AP-HP tourne à l’avis de tempête. Personne ne nous avait envoyé de simulation. Il n’y a pas un type qui m’a appelé pour me donner des chiffres. On avançait encore avec l’idée que la Chine, c’était la Chine, l’Italie, c’était l’Italie », dit Martin Hirsch, qui n’avait pas été informé de la réunion d’alerte organisée la veille à l’Élysée.

Renaud Piarroux nous précise le contexte de ce virage qui a sans doute empêché la lombardisation de l’Île-de-France : « Depuis fin janvier, j’ai senti qu’il y avait quelque chose d’anormal. La Chine ne confine pas une région de 60 millions d’habitants sans raison profonde bien au-delà des chiffres officiels. Et puis il avait les chiffres de létalité en Corée du Sud de 1 % et non de 1 pour 1 000, comme dans la grippe. » Lorsqu’il rentre de Haïti, le 7 mars 2020, il est persuadé « que les autorités sanitaires françaises auront pris la mesure de l’ampleur. La France n’est pas la RDC ou Haïti ! Je pensais que tout le monde porterait des masques et serait dépisté… » Et il n’en sera rien. Dans le bureau du directeur général, ce 13 mars, il y a plusieurs conseillers et sous-directeurs. Les deux spécialistes sont venus sans courbe ni modélisation, juste des mots et l’intuition qui naît de l’expérience : « La direction avait bien des courbes mais sous forme de droites linéaires, alors que l’épidémie sera exponentielle ; ils misaient au pire sur 500 places occupées en réanimation à Paris. » On frisera le triple. Le constat du Pr Piarroux est tout aussi sévère quant à l’impréparation des autorités sanitaires : « Personne ne semblait savoir ce qu’est une épidémie, une surveillance épidémiologique. Ils étaient comme une poule devant un couteau. »

Ce que nous confirmera le Pr Éric Caumes : « Dès le 27 février, lorsque le président visitera l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, je l’ai dit au directeur général de la santé : “Nous allons vers un scénario à l’italienne !” » Le spécialiste des maladies tropicales réitérera trois fois son alerte, deux fois auprès du ministre Olivier Véran, une fois auprès du DGS. À chaque fois, la même réponse : « Les Italiens ne sont pas prêts ! »