LUNDI 16 MARS 2020 – MATIN

Les « non-réanimatoires » sont triés,
et la violence comme miroir de l’incompréhension

Décider de placer ou non un malade sous respirateur artificiel est le lot quotidien des médecins réanimateurs. Mais l’épidémie de Covid-19 les a contraints, par son ampleur et la peur du syndrome lombard, à un « tri » à grande échelle soulevant des questions éthiques et humaines. Pour cela trois critères basiques d’évaluation s’appliquent, et il en est de même pour le coronavirus : « le souhait du patient » (ses directives anticipées par exemple), son état de santé général et le niveau de gravité de la maladie. En ce qui concerne le souhait du malade, les médecins consultent les familles en amont, parce que la réanimation est « très lourde » pour les cas graves de Covid-19, avec des séquelles importantes possibles en cas de survie, notamment pour les plus fragiles. Ainsi, qu’il y ait ou non assez de place, la réanimation peut être jugée « déraisonnable » par un ensemble de soignants rassemblés en réunion pluridisciplinaire, les malades pouvant alors rester en médecine ou être orientés vers les soins palliatifs. « La valeur individuelle de chaque personne doit être reconnue comme absolue », réaffirmait le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), dans un avis du 13 mars. Cependant, un fossé sépare parfois la théorie de la pratique. Et en situation de crise comme celle suraiguë du Covid, le principe d’égalité peut être mis à mal. L’intérêt collectif primant sur l’intérêt individuel, et l’utilitarisme prenant le pas sur l’égalitarisme. Au moment de la montée de la marée, l’obsession en réanimation va être de garder des lits pour ne pas sombrer dans la saturation. De fait, « triage » il y aura. Et ce ne sera certaines fois ni bien vécu ni compris par les familles, car intriquant des impératifs de protection individuelle et de sauvegarde collective.

Le patient a soixante-cinq ans. Il est atteint d’une maladie orpheline, il est psychotique et insuffisant respiratoire. Il vit en institution. Autant dire que le conciliabule avec le réanimateur a été assez bref. Son état s’aggrave très lourdement. Il a besoin de plus de 10 litres d’oxygène pour qu’on arrive à maintenir sa tête hors de l’eau. Sa fréquence respiratoire s’accélère : vingt, trente-cinq par minutes. Tout le service sait qu’il est non-réanimatoire et qu’il va mourir. Plusieurs alertes sont faites à la famille qui n’entend pas. Ou ne veut pas comprendre. Et qui hausse le ton. Ils déboulent à 7 alors qu’un panneau à l’entrée inscrit que les visites sont interdites aux malades et qu’en cas de dérogation, ce qui est le cas pour ce patient, une seule personne peut entrer dans la chambre. S’ensuivent agressions verbales, menaces, enregistrement vidéo des scènes sur smartphone. L’un d’entre eux, le téléphone dans la main, apostrophe un des médecins du service : « T’es qui toi pour nous refuser la réanimation ? T’es le professeur Raoult ? » Un autre avec le T-shirt de son entreprise de déménagement se veut plus menaçant : « On va revenir vous démonter votre bâtiment. » Plus grave encore, l’un d’entre eux, étudiant en médecine, ne fait rien pour calmer le reste du groupe, apostrophant l’interne ainsi : « Si mon père meurt, c’est de ta faute et je te retrouverai ! »

Le problème de la gestion des familles va s’avérer de plus en plus complexe. D’abord par les chiffres. La réanimation ne cesse de pousser les murs. Au 31 mars, le flux entrant à l’AP-HP était de 166, le flux sortant de 49 dont 8 décès. La mer monte et ces patients resteront parfois deux, trois, quatre semaines en réanimation. Quelquefois plus. Ils sont 840 à cette date à 15 heures et 2 900 sur toute l’Île-de-France. La capacité d’accueil en réanimation avant la marée Covid était de 1 500 places. Le pire est donc prévu pour la semaine du 11 avril.

L’âge moyen des patients en réanimation est de soixante ans. Le poids a aussi son importance : 88 kilos en moyenne et 20 à 25 % d’entre eux n’ont aucun antécédent aggravant. Plus inquiétant encore, et qui sait si on a fait en sorte que ces documents ne circulent pas, c’est l’évolution du pourcentage de patients de plus de soixante-quinze ans et de plus de quatre-vingts ans en réanimation. Le 21 mars 2020, en Île-de-France, ils étaient 20 % à avoir plus de soixante-quinze ans et 10 % à avoir plus de quatre-vingts ans. Le 2 avril, ces proportions étaient respectivement de 7 % et de 1,6 %. L’âge est devenu un facteur de sélection à l’entrée en réanimation, même s’il n’est pas le seul.

Les directions hospitalières nous fixent des tableaux avec trois scénarios prospectifs sur le nombre de décès : minimal, moyen et maximal sur les quatre prochains jours. C’est en apparence d’une précision incroyable. Pour Tenon, on lit comme scénario minimal 12 morts, comme scénario moyen 17 morts et comme scénario maximal 19 morts… Mais la courbe du département du Haut-Rhin comparant les morts entre mars 2019 et mars 2020 est édifiante, entre 3 à 4 fois plus. La moyenne est lissée sur trois jours.