VENDREDI 20 MARS 2020  13 HEURES

Cellule de crise, salle de direction

8 personnes sur place, toutes masquées. Fenêtres grandes ouvertes.

Midi. Rendez-vous est pris avec les collègues et directeurs des différents sites du groupe hospitalier par Skype. Pas de bruit dans la rue. L’épidémie a curieusement abrasé les plannings, les rendez-vous, les consultations, les hôpitaux de jour, la recherche clinique, les réunions présentielles, l’enseignement, les publications… Plus de conflits non plus avec l’administration. Étrangement, une communauté de destin et aussi de souffrance est en marche. Les messages de soutien du directeur de l’AP-HP sont lus, le plus souvent, avec bienveillance. Avec agacement pour d’autres. Alors que quelques mois auparavant nous défilions pour dénoncer l’hôpital-entreprise, le manque d’attractivité de l’hôpital public, la souffrance du personnel soignant, le fait que plusieurs corporations sont sous-payées. Sans compter la dette de l’hôpital public jamais effacée. Le coronavirus a suspendu tous les conflits sociaux. Même la réforme des retraites. Beaucoup ont pris date pour l’après. Mais dans quel état serons-nous ?

13 heures. Rendez-vous Skype avec les différents responsables de structures à l’intérieur de l’hôpital. Certains continuent à briller par leur absence : pas concernés, pas mobilisés. Il en est même, à deux ans de la retraite, qui ont peur pour leur pré carré. Peur de se voir rogner les surfaces corrigées hospitalières acquises au fil des années, de se faire envahir par le Covid qui entraverait l’exercice de leur discipline ultraspécialisée. Combat dérisoire et inconscience de ce qu’est une pandémie. Pas un médecin ne sera épargné. Certains mêmes contaminés. La notion de Covid free, qui est dans la bouche des administratifs et des responsables de crise, est un leurre. Tous ceux de la première ligne puis de la deuxième le savent, débordés depuis deux semaines par la montée en puissance de l’épidémie. La réunion est faussement bon enfant. Un oncologue monopolise dix minutes la parole pour nous expliquer cas par cas la gestion collégiale de sa spécialité. Il n’y a plus de spécialité. La seule spécialité aujourd’hui, c’est la lutte contre le Covid-19 et protéger les plus fragiles des malades encore présents sur site (drépanocytaires, immunodéprimés, greffés, cancéreux…). Et notre personnel soignant.

 

Aujourd’hui, j’ai pensé un peu à moi. Une fois de plus, j’ai vu ce que signifiait cette liste des facteurs de risque qui s’allonge au fur et à mesure des connaissances et dans laquelle, avec mes quatre stents et mes plus de soixante ans, je suis. À risque, statistiquement. J’ai pourtant passé ma vie d’infectiologue à expliquer aux malades du sida, à ceux atteints de cirrhoses, de cancer du foie, de lymphomes, de maladie de Kaposi… que personne n’est réductible à une statistique. Même si je ne suis pas en première ligne auprès des malades, je pense à mes enfants. De cela, impossible de parler. Impossible de savoir dans ces réunions masquées qui a peur et qui n’a pas peur. Je sais que parmi les Covid + que mon équipe dépiste tous les jours, vaillamment, certains sont dans ma situation. Et bien pire encore. C’est une situation non dite d’une épidémie à livre ouvert qui touche les soignants. Le coronavirus casse le secret médical et ravive les peurs intestines. C’est un virus à transmission majoritairement familiale mais aux répercussions publiques. Il faudra décrire, plus tard, combien le traçage des chaînes de transmission a conduit à des stigmatisations intra et extra-familiales qui seront autant d’obstacles au contrôle de l’épidémie.

Chambre 603, dans le secteur des Covid « indéterminés », c’est-à-dire des personnes pour lesquelles on attend les résultats, parfois pendant soixante-douze heures, du fameux test PCR qui est contingenté, comme les masques, se trouve un homme de soixante-huit ans. Il a de l’hypertension comme seul facteur de risque. Mais tous les jours, un besoin de 2 litres d’oxygène en plus. Et les visites lui sont interdites. S’il le faut, il ira en réanimation.

Dans le groupe WhatsApp que nous avons créé et rebaptisé « Gripounette », nous postons la comptabilité des cas, les comptes rendus des réunions où l’un d’entre nous participe, mais aussi des moments d’aération. Comme la chanson qui nous revient dans ces moments-là.

Et précisément celle de Francis Cabrel :

T’avances comme dans les couloirs

Tu t’arranges pour éviter les miroirs

Mais ça continue encore et encore

C’est que le début d’accord, d’accord

Surtout la dernière phrase du couplet :

C’est que le début d’accord, d’accord

Et celle qui nous renvoie à cette maladie si particulière où la gravité est liée à l’inondation des poumons par une réaction immunitaire disproportionnée qui conduit au Syndrome de détresse respiratoire aiguë dont vont mourir ceux que le tirage au sort a choisis : les 1 %, 4 %, 5 % – combat de chiffres dérisoire – des personnes contaminées par le Covid-19 :

Et t’entends à chaque fois que tu respires

Comme un bout de tissu qui se déchire

Couplet métaphorique de cette maladie respiratoire pour tous ceux qui « n’ont pas la chance », comme on dit en Afrique, et voient leurs poumons inondés. Ce qui conduit le malade à être ventilé sur le ventre durant parfois deux à trois semaines avec la mort au bout pour 20 % d’entre eux, voire 50 % pour ceux ayant des comorbidités.

 

Ce jour-là, en cellule de crise, on a statué au pifomètre : 6 personnes ? 5 personnes ? 4 personnes ? Eh bien, ce ne sera pas plus de 4 personnes au chevet du mort. Cercueil non plombé, interdiction de voir le défunt sauf dérogation humanisée, une housse transparente avec zip ouvert quelques secondes juste pour vérifier l’identité. Pas de rite religieux, de quelque obédience que ce soit. Puis finalement, une toilette mortuaire possible en chambre, avec une personne de la famille. C’est ainsi, l’hygiène par temps de guerre.

 

Le médecin qui gère les appels a reçu l’ordre de transférer les patients en réanimation hors de l’AP-HP. Une heure et demie sur Google pour trouver un lit de réanimation disponible dans le privé. Pas d’organisation au niveau de l’Île-de-France, puis encore une heure et demie pour joindre le 15 avant d’assurer le transfert.

C’est que le début… d’accord, d’accord…

À ma connaissance, il n’y a aucun système en France pour visualiser en temps réel les lits de réanimation libres, malgré la crise du SRAS, la grippe H5N1, les attentats de novembre 2015 et maintenant le Covid-19. Un peu comme cette carte dynamique qui affiche les bouchons d’Île-de-France à la sortie de l’aéroport d’Orly ou de Roissy.

 

18 heures. Je file sur le plateau de l’émission C à vous sur France 5 afin de faire passer des messages. C’est aussi mon rôle. Je garde mon masque chirurgical jusqu’au dernier moment, quitte à passer pour hypocondriaque.

À l’hôpital, dans les trois unités dédiées, hors réanimation, la tension monte d’un cran. Au M5, deux patients de l’unité Covid ont été transférés en réanimation. Au C4, un autre patient vient de décéder, un schizophrène, bronchitique chronique, soixante-douze ans, récusé de la réanimation malgré son Syndrome de détresse respiratoire aiguë avec l’étiquetage NTBR (Not To Be Reanimated). Une expression qui se suffit à elle-même. Depuis son hospitalisation, il est attaché à son lit par obligation de soins. Pas de visite. Charles, l’interne particulièrement compétent, formé à la réanimation et à la néphrologie, y croira jusqu’au bout, car à un moment son état ne cesse de s’améliorer. En fait, il est juste déshydraté. Ce qui empêche ses poumons de se remplir. Puis tout d’un coup, le corps lâche. À côté de lui, dans les chambres voisines, deux autres transferts sont prévus en réanimation hors de l’AP-HP.

 

C’est précisément à cette heure-là, dans le taxi qui me mène au plateau TV, que j’ai compris que la marée montante était bien là. À portée de stéthoscope, en ce jour de printemps. C’est encore l’hiver sur l’hôpital. Comme le résume une responsable des urgences : « En fait, ça rentre de partout, on va être débordés. »