La nouvelle directive hospitalière est la suivante : « Vous videz les services de médecine des patients non-Covid vers les hôpitaux non AP-HP et vers les cliniques. » C’est un ordre. Et une bonne nouvelle : les hôpitaux privés se sortent enfin de l’immobilisme. Dans l’équipe, ils sont 4 pour obéir, les autres sont en congés maternité, ou en repos après avoir fait le week-end précédent. Pour ma part, je navigue de cellule de crise en cellule de crise. De masque en masque.
Une fois rentré à la maison, tentative de détente. Difficile d’oublier le Covid. Ma compagne et moi faisons le même travail. Le coronavirus a envahi notre vie, nos jours week-end compris, douze heures par jour. Nos nuits sont agitées par nos insomnies et des cauchemars coronaviraux. L’appartement s’est vidé des enfants que l’on retrouve sur Skype. Nous faisons chambre à part pour mieux récupérer. Et sans doute de façon irrationnelle pour garder une distance face au risque de contamination entre professionnels. Même si notre niveau de protection est élevé. Ce soir le choix du film est Hors Normes en replay, dont le titre résume une partie de cette crise, avec cette phrase que répète à l’envi le personnage joué par Vincent Cassel : « On va trouver une solution. »
Devant le film, je ne pense qu’à une chose : qu’en est-il des centres psychiatriques ? Des EHPAD dont on saura plus tard que les morts s’y accumulent ? Des centres médico-sociaux ? Des détenus, des personnes retenues dans les centres de rétention ? Des habitants des barres HLM ? Des foyers de migrants ? Cette épidémie nous confronte à une double difficulté, celle de l’incertitude et celle de l’impuissance. Les modèles épidémiologiques ont été incapables de prévoir, incapables de dire quand cela va cesser et incapables de nous expliquer pourquoi maintenant. Ce coronavirus est né en 1968-1969, années de la libération sexuelle et des révolutions estudiantines. Personne n’a à ma connaissance fait le rapprochement entre cette naissance en pleine explosion libertaire et l’explosion du coronavirus qui a contraint la moitié du globe au confinement. Pourquoi vient-il déboussoler l’économie et la santé mondiales fin 2019 ?
Ce Covid-19 devrait révolutionner la veille sanitaire pourtant lourdement secouée par le VIH d’abord, puis le SRAS en 2003 et la grippe H5N1 ensuite. Alors que des experts à la retraite ou déconnectés de la réalité continuent à faire la comparaison avec la grippe sur les chaînes d’information continue, des modélisateurs parient sur des centaines de milliers de morts en France. Et pour les États-Unis, un chiffre de mortalité lié au Covid-19 entre 200 000 et 1,7 million. Comme l’écrit très justement Didier Fassin, anthropologue et ancien médecin, dans Le Point : « Notre vulnérabilité peut être moins celle de nos corps face au virus que celle de nos esprits face à la crise. Les oscillations entre le déni et la peur, entre la minimalisation de l’épidémie et la maximisation de la réponse, sont des indices de cette vulnérabilité de société confrontée pour la première fois depuis au moins un siècle à un phénomène d’une telle ampleur. »