MARDI 24 MARS 2020  7 h 45

On pousse les murs de la réanimation et le Pr Raoult l’ignominie

À 7 h 45, l’information était déjà sur notre groupe Gripounette : 27 patients Covid + ventilés à Tenon ! Sachant que la capacité de la réanimation est de 20 lits… On pousse les murs. L’étape suivante, c’est d’utiliser l’unité de soins intensifs attenante, puis la salle de réveil postopératoire transformée en salle de ventilation artificielle. Mais quelle perte de chances pour les patients qui doivent être opérés en urgence, d’un cancer notamment ? On le sait, sans avoir de chiffre, l’impact indirect sur les autres maladies va être terrible.

Pas une réunion où un collègue urgentiste ne nous mette en garde sur ce choix tragique : « Des AVC et des infarctus arrivent hors délais pour un geste vasculaire… ce n’est pas le moment d’avoir un infarctus. »

Pour l’heure, les autres malades se confinent et ont déserté urgences et cabinets de médecine de ville. La télémédecine, SOS médecins, les pompiers sont mobilisés. Les chaînes d’information continue ne trouvent plus un « expert » pour rassurer pleinement, même en puisant dans le pool des retraités hors champ de l’infectiologie, de la pneumologie ou de la réanimation. Skype et les masques font leur apparition télévisuelle. Nous sommes un peu en Corée du Sud. L’efficacité en moins.

 

Et puis comment éviter le sujet ? Le Pr Didier Raoult, avec sa promotion outrancière de l’hydroxychloroquine comme traitement miracle du Covid-19, avant de rétropédaler, relayée sur les réseaux sociaux et par des politiques, de Estrosi à Donald Trump, a ravivé la flamme des complotistes et des antisystèmes de toute obédience sur le registre : « On nous cache quelque chose et BigPharma avec ses médecins corrompus par les conflits d’intérêts se réserve la part du gâteau ! » La façon dont le débat a été ouvert par le savant de Marseille va polluer les semaines qui viennent. Les années peut-être. Le politique s’en mêlera, dans une cartographie idéologique « contre l’ordre sanitaire » qui ira de Mélenchon à Michel Onfray. La société civile sera clivée.

Cela frise la téléréalité : « Les Marseillais contre le reste du monde. » Les pétitions fleurissent. De soutien ou de dénonciation. Pour ma part, je refuse tout débat pour ou contre, et encore plus de personnaliser la problématique. Comment ne pas être en faveur d’une hypothèse scientifique à base de molécules génériques et dans un tel contexte de guerre ?

Mais pourquoi sur-communiquer au sujet d’une recherche, méthodologiquement critiquée, dont le cadre éthique pose un réel problème juridique, comme le révélera Libération1 ? Ce que nous avons pu confirmer. L’IHU Infectiologie de Marseille s’est assise sur les règles gérant les « Recherches impliquant la personne humaine (RIPH) ». Oubliant au passage qu’il existe une Loi no 2012-300 du 5 mars 2012 relative aux recherches impliquant la personne humaine (dite loi Jardé). C’est ainsi qu’un premier Comité de protection des personnes (CPP) (Île-de-France V) concernant une recherche sur l’hydroxychloroquine utilisée seule proposée par l’IHU émettra un avis plus que réservé le 3 mars 2020. On y lit : « Protocole succinct, précipité. À compléter +++. Pas de comparaison avec un groupe non traité. On pourrait conclure à tort d’un traitement efficace alors que la diminution de la charge virale pourrait corresponde à l’évolution naturelle de l’infection virale… » Un second CPP (Île-de-France VI), analysant cette fois un projet de l’IHU de Marseille sur l’association hydroxychloroquine/azithromycine, donnera, quant à lui, le 20 mars un « avis défavorable ». En dépit de ce refus éthique, les résultats seront publiés dès le 27 mars par Didier Raoult dans une revue où le directeur de la publication est par ailleurs signataire de l’article. Et ces résultats seront diffusés abondamment via YouTube et autres réseaux sociaux. C’est le début de l’affaire hydroxychloroquine.

Plus encore, le Pr Raoult se mettra, dans son emballement, à accuser la région d’Île-de-France, et même le Haut-Rhin, d’avoir mal pris en charge les malades. Je cite : « À Paris, la moitié des gens décédés du Covid-19 avaient moins de soixante-dix ans. C’est honteux. Dans la région parisienne, il y a eu plus de morts pour 12 millions d’habitants qu’à Wuhan, où il y a le même nombre de personnes2. » Alors que la diffusion de l’épidémie, le remplissage des réanimations, les populations touchées sont différents d’une région à l’autre. S’il est vrai néanmoins que la politique de dépistage marseillaise peut apparaître comme assez exemplaire on saura, plus tard, que les prescriptions d’hydroxychloroquine ont connu non seulement une croissance exponentielle, mais une diffusion nationale. Et pas seulement en PACA. Selon un remarquable travail du groupe EPI-PHARE3 : « L’association hydroxychloroquine et azithromycine, qui n’était qu’exceptionnellement utilisée avant l’épidémie de Covid-19, a bondi en fait de 7 000 % en semaine 134 pour atteindre environ 10 000 patients. » Et plus encore, l’analyse en région des prescriptions d’hydroxychloroquine montre une répartition sur tout le territoire, certes moindre qu’en PACA, avec par exemple 47 ordonnances pour 100 000 habitants en PACA, 35,8 en Île-de-France, 30,8 en Corse, 33 en Martinique et seulement 25 dans le Grand-Est qui a résisté. La suite déterminera le mal fait par cette surexposition dantesque d’un des établissements les plus productifs de France en matière de lutte contre les agents infectieux, l’IHU de Marseille. La pharmacovigilance sera sollicitée car l’hydroxychloroquine + l’azithromycine + un coronavirus à tropisme cardiaque posent clairement le problème de la toxicité de l’ensemble sur le rythme cardiaque.

 

Sur les carences méthodologiques des études marseillaises, il suffira de lire une référence indiscutable et sans « conflit d’intérêts », Dominique Costagliola de l’Inserm, vice-doyenne de l’université Paris-Sorbonne et membre de l’Académie des sciences. Entre deux recettes, qu’elle mijote confinée qu’elle est comme non-soignante avant d’en faire partager l’image, mais pas le goût, sur Facebook, Dominique, notre phare méthodologique à tous, a disséqué les données du Marseillais. « L’étude est conduite, décrite et analysée de façon non rigoureuse avec des imprécisions et des ambiguïtés sur les conditions de son déroulement et il s’agit d’une étude à fort risque de biais selon les standards internationaux. Dans ce contexte, il est donc impossible d’interpréter l’effet décrit comme étant attribuable au traitement. L’étude n’apporte juste aucune information du tout sur un éventuel effet de l’hydroxychloroquine. »

 

Me revient le souvenir du 29 octobre 1985, à 16 heures, début de « l’affaire ciclosporine ». Une conférence de presse hallucinante, à laquelle j’ai pu assister, jeune interne et journaliste pour Libération. La scène se passe dans un amphithéâtre de l’hôpital Laennec de Paris, bondé de caméras et de prises de son du monde entier. Les Pr Jean-Marie Andrieu et Philippe Even, sous la bienveillance politicienne de Georgina Dufoix, alors ministre des Affaires sociales, annoncent que la ciclosporine A, un médicament découvert en 1969 et utilisé dans les greffes, administrée cinq jours à un malade du sida, avait « permis une amélioration spectaculaire de son état de santé ». La ciclosporine fera la une de France-Soir le 30 octobre 1985 avec la photo des sus-cités devant une multitude de micros : « Nouveau succès français » dans le traitement du sida sur… deux patients ! Une deuxième une, le samedi 9 novembre 1985 : « Sida : le malade traité à Laennec va beaucoup mieux. Il a pu rentrer chez lui pour quelques jours. » En réalité, le malade en question est décédé à 16 heures ce même 9 novembre. Puis le lundi, annonce rétrospective d’un second décès. Et un peu plus tard, cette autre une de France-Soir, avec ce nouveau titre énorme : « Sida : la mort de mon malade ne m’arrêtera pas », déclare alors le Pr Even qui annonce que sa thérapeutique va s’étendre à d’autres centres français. On n’entendra plus jamais parler de l’utilisation de cette molécule dans cette indication.

 

On pourrait citer aussi « la mémoire de l’eau », cette hypothèse de 1988 du chercheur, médecin et immunologiste de portée internationale, Jacques Benveniste, selon laquelle l’eau qui a été en contact avec certaines substances conserverait une « empreinte » de certaines propriétés de celles-ci alors même qu’elles ne s’y trouvent statistiquement plus. Expliquant « scientifiquement » – il sera aussi question de fraude – le mécanisme de l’homéopathie.

 

Hier, un avocat « spécialisé dans le droit des malades » nous a appelés pour exiger l’hydroxychloroquine pour son client, notre patient. On en discute, effarés, en Réunion de concertation pluridisciplinaire (RCP au sous-sol aéré du service de pneumologie, organisée par le Pr Jacques Cadranel. Les uns par Skype, les autres en présentiel, mais masqués. Ce patient aussi a été récusé de la réanimation car son état est trop grave. Qui plus est, sa maladie cardiaque apparaît comme une contre-indication à l’usage de l’hydroxychloroquine. La décision est unanime. On fait avec les moyens du bord d’autant qu’il ne peut rentrer dans aucun essai. On trace toute la discussion dans le dossier médical. Pour d’éventuelles poursuites ultérieures.

 

Au sein de la cellule de crise de midi, plus un sourire. Les masques laissent entrevoir les traits figés et les cernes.