C’est un exemple magnifique de la solidarité sanitaire par temps de crise. Une réussite française qui aura un effet immédiat de désengorgement de l’Île-de-France et du Haut-Rhin. Depuis le début du confinement, l’État a mis en place des transferts médicalisés en direction de zones où l’épidémie est plus modérée. Des trains circulent dans les deux sens. Ceux qui emportent les malades pour libérer de la place en réanimation dans le Grand-Est ou à Paris, et ceux qui apportent des renforts humains vers ces mêmes régions. Cela ressemble à des images de la guerre de 14-18. Le 18 mars, le premier transport du genre a vu 6 patients de Mulhouse et Colmar transférés à Marseille et Toulon en avion. Trois jours plus tard, 7 malades quittaient Mulhouse pour Bordeaux (avion) et Fribourg-en-Brisgau (hélicoptère), en Allemagne. Un navire militaire transfère 12 patients d’Ajaccio à Marseille le 21. Les ballets sont incessants, ultrapréparés et coûteux. Et mobilisent une multitude de soignants spécialisés. Depuis le 26 mars, le rythme s’est accéléré, de multiples convois étant organisés afin de libérer des places au sein des services de réanimation surpeuplés. Les villes qui accueillent les patients, elles, sont nombreuses et mieux réparties sur le territoire, sans compter quelques transferts en Allemagne, au Luxembourg et en Suisse.
Le Dr Bertrand Boulanger est un médecin du SAMU 56. C’est un ami et un collègue de vie. En apparence, il est exactement mon contraire : zen, sans agitation, tout en contrôle de lui-même. Il reste un mystère pour moi dans nos vies reconstruites et agitées, mais le self-control est une qualité pour un urgentiste. Il témoigne ici d’un transport, telle une go-pro filmant un événement que cet urgentiste aguerri juge « hors norme ».
« Tout commence par un SMS reçu jeudi soir dernier alors que j’étais de garde au SAMU 56. Le transfert aura lieu demain matin. Nous devrons prévoir tout le matériel nécessaire pour gérer 4 patients en SDRA intubés, ventilés et sédatés. Il faut aussi composer l’équipe avec 2 médecins, 4 infirmiers et 1 logisticien. Et pour pimenter le tout, l’ensemble du matériel doit être prêt pour 18 heures, car un camion passera le chercher pour l’acheminer à Paris.
La montagne de matériel est un véritable service de réanimation réparti dans une dizaine de caisses, de quoi reposer un cathéter central ou artériel, drainer un pneumothorax ou poser une trachéotomie, le tout dans un TGV donc à vive allure. Plus tard on apprendra qu’une équipe de Paris est disponible pour poser si besoin une circulation extracorporelle sur le trajet, de l’ultrasophistiqué est donc embarqué.
Ma nuit est entrecoupée de réveils, je pense au SDRA et je rêve de réglages de respirateur. Est-ce que je vais être à la hauteur ? Après trois heures de sommeil, je relis samedi matin les recommandations des sociétés savantes ; je révise les doses de curare et prépare mon sac (dedans, une joue de bœuf aux petits légumes et du pain maison).
Départ de Vannes à 13 heures pour Paris. Dernier briefing à la pharmacie, le camion est parti avec le matériel, on récupère les stupéfiants, les moyens de communication, on s’habille en tenue de combat et on prend la route pour la gare. Nous retrouvons dans notre wagon l’équipe de Lorient. Nous arrivons à Paris vers 17 heures. Un petit bus nous emmène de Montparnasse à Austerlitz. Pas besoin d’escorte policière, les rues sont vides. Tout comme Austerlitz fermé, protégé par l’armée.
Deux trains sont garés côte à côte. Notre matériel est là, nous poussons nos caisses en face de notre UMHF : unité mobile hospitalière ferroviaire ! À plusieurs reprises, je sens les larmes monter. Je me dis que notre engagement a du sens et que nous allons affronter cette foutue vague.
21 h 30, nous partons pour la porte d’Italie. Un hôtel nous a été attribué, on récupère chacun une pizza saumon, froide, une boisson, un dessert glacé, brownie surgelé. Il est 23 h 45, la nuit va être courte. Réveil 3 h 40. On se retrouve dans le hall. La tension est perceptible. On cherche les cafés, mais la machine est en panne… On reprend notre bus pour la gare.
Nous avons enfin le listing de nos malades. Toute la nuit, il a évolué. Les critères de sélection sont stricts : poids de moins de 100 kilos, fraction d’oxygène (FiO2) < 60 %, être sevré du décubitus ventral depuis plus de vingt-quatre heures et stabilité hémodynamique1. On apprend aussi que l’équipe de Vannes restera dans le même wagon UMHF 2 et je suis soulagé, car je pourrai compter sur mon réanimateur préféré si besoin.
Nos quatre ambulances se suivent, direction Cochin, pour prendre nos malades. À bord, nous enfilons l’équipement. Merde ! On a une pauvre surblouse papier toute fine, une pauvre charlotte et un seul masque FFP2…
J’ai un peu peur…Dans le service de réanimation médicale, il règne une ambiance glacée. Je sens la fatigue des équipes. Il est 5 h 30 environ. Je discute avec le réanimateur, prends les transmissions, découvre “mon” malade de soixante et un ans. Pas d’antécédent, ni de traitement, mais un léger surpoids. Le réanimateur me dit qu’ils ont tous la même histoire clinique et un peu le même profil. On conditionne notre patient sur le brancard. Ses yeux s’ouvrent. Nous devons le sédater à nouveau. Je découvre le mélange dans la même seringue électrique de la sédation (hypnovel et sufentanyl) pour économiser les stocks ! Pas plus de 3 seringues électriques par patient. Les filtres ne sont plus remplacés et les médicaments commencent à manquer. J’appréhende le changement de respirateur : va-t-il bien le supporter ? Le réanimateur part se coucher. Avant, il me confie que c’est dur de voir partir les patients les plus stables et que les plus graves resteront.
On se retrouve dans le couloir avec ma collègue qui elle aussi sort de réa avec un patient stable. Le mien commence à désaturer. Je dois augmenter la fraction d’oxygène inspirée à 100 % et le curariser. Je suis focalisé sur mon respirateur, très concentré.
J’apprends que notre réanimateur a dû réintuber son patient qui était en salle de réveil au bloc maternité à Port-Royal !
Cochin-Austerlitz, c’est sept minutes de trajet, environ. Deux motards de la gendarmerie nous ouvrent la route. On aperçoit l’armée à l’entrée de la gare. Une longue file d’ambulances s’est formée, alternance de rouge et blanc, toutes bien alignées, moteurs allumés, attendant l’ordre de se diriger vers les quais. On surveille notre patient. On checke les batteries, on est bon.
Le brancard descend doucement et on file vers l’UMHF 2. En voyant tous ces patients intubés sur le quai, je réalise alors qu’on est dans une autre dimension. On s’arrête devant notre voiture. Avec ma collègue, on fait le point sur “mon” patient qui semble au final le plus instable. Comme un seul brancard est équipé d’un dossier inclinable et qu’il est tout au fond de la voiture, nous allons embarquer les premiers.
En moins de six minutes, le patient est installé à sa place sur son brancard. C’est fou.
Tout est organisé intelligemment. Notre UMHF est en fait une voiture à deux étages : le bas est la zone “sale”, on y accède par un petit sas créé par les deux portes battantes (zone où l’on peut s’habiller et se déshabiller). L’étage est la zone “propre” où le matériel est stocké. Les secouristes font l’interface et nous apportent ce dont nous avons besoin. Nos téléphones portables sont emballés dans du film plastique transparent, ce qui nous permet de les utiliser et de communiquer entre les deux zones.
Chacun notre tour, nous sortons de cette foutue zone sale, passons dans cette microzone de décontamination pour nous changer. Je repense sans arrêt aux consignes de ma compagne, Anne-Lise : “Surtout ne relâche pas ton attention, ce sont ces moments-là qui sont risqués, lave-toi les mains, ne touche pas ton masque, sois prudent !”
Jamais mes mains n’auront connu autant de gel hydroalcoolique, j’en ai la peau tout attaquée. Je quitte un moment cette voiture, deux rames à traverser et me voilà au wagon-bar, je croise des équipes médicales, les traits sont tirés, on boit un café en partageant ce sentiment qu’on vit une sacrée expérience. Pas le temps de trop traîner, je retourne en zone sale beurk, je passe cette fois-ci une combinaison bleu marine intégrale, un masque visière, et mon vieux copain le FFP2 et je regagne mon poste. Les patients vont bien, ils sont sages. Les microcoupures électriques font régulièrement sonner nos appareils et il faut chaque fois désactiver les alarmes, ce sera le fil rouge du reste du trajet. Il est midi, il reste trente minutes de train. Je donne quelques consignes. On range le matériel dans des sacs bien fermés, tout repart dans le sas de décontamination. Puis on détache nos appareils, on dégonfle le matelas coquille, sécurise la descente du patient, ce n’est pas le moment de se relâcher pour les mesures d’hygiène et de protection. Le train va mettre quelques minutes pour s’arrêter lentement, sans décélération brutale. Par la fenêtre, je vois mon bon vieil hôpital, ainsi que le ballet des secouristes qui déchargent le matériel, quelques têtes familières, les copains du SAMU 56 sont là pour nous aider. Je tiens la sonde d’intubation, ça serait con d’avoir un souci sur le quai de la gare de Vannes. Les 4 patients sortent rapidement des rames, dix-huit minutes top chrono !!! Et le train repart déjà pour Lorient.
On quitte la gare, cinq minutes de camion et on arrive à l’hôpital. Tout est organisé, le parcours fléché, du personnel nous guide, appelle les ascenseurs, j’emprunte le long couloir qui mène à la réanimation, je vois le chef de service devant l’entrée, le cadre à la manœuvre qui organise le transfert des malades un par un. C’est à nous. Je fixe l’écran de la réa une fois le patient branché ! Ouf, les constantes sont bonnes. Mission accomplie. Je descends au SAMU, je réfléchis longtemps à la façon dont je vais procéder. Minutieusement je vais quitter ma tenue sale, minutieusement je vais me laver les mains à chaque étape, puis je prends enfin une douche de dix minutes. La fatigue, la faim, le soulagement : j’ai envie de pleurer.
Je rentre à la maison, il fait beau sur le trajet, je prends la décision de me confiner à la maison pour protéger les miens, j’ai une bouffée d’émotion qui monte de nouveau, je suis fier de nous, de ce beau geste de solidarité et de ce doigt d’honneur au coronavirus. »
Deux jours plus tard, le patient sera extubé. Il effectuera un court séjour en soins de suite pour la rééducation et, bien après, reprendra un TGV dans l’autre sens pour Paris, accompagné de son fils qui ne tarira pas d’éloges en faveur du SAMU sur sa page Facebook. Il voyagera assis cette fois.