Le chef de clinique vient me prévenir. Il me tire par la manche dans mon bureau pour constater ce que j’entends tous les jours depuis quelques semaines : « Chef, c’est plus possible avec le matériel, faut que vous veniez voir ! » Il est en pyjama bleu, sabots blancs et masqué, la tenue basique des médecins du Covid à laquelle viendront s’ajouter les autres moyens de protection en fonction du type de contact avec le malade (surblouse, charlotte, tablier, gants, masque chirurgical ou FFP2). Pour ma part, je suis en tenue de ville sous ma blouse, masqué dans mon bureau, les réunions ou les couloirs. Signe du temps passé en réunions de crise et de décision, plus qu’au chevet du malade. « Ce sont les blancs contre les bleus », ironisent les internes. Mais en tant que « blanc », c’est un long cérémonial lors de chaque retour à domicile : ne toucher les boutons d’ascenseur qu’avec les clés, solution hydroalcoolique dès l’entrée, chaussures sur la terrasse, changement total de tenue, lavage de mains puis lessive à 60°. C’est le prix du « blanc » et de la protection de ses proches.
Ce jour-là, dans le couloir du 6, ça frise la fiction, entre comique et horreur. Je filme avec mon smartphone et envoie la vidéo à la direction avant la cellule de crise de 11 heures. Ce que je n’ai jamais fait en dix-huit ans en tant que chef de service. Tout au plus avais-je, il y a quelques mois, comme d’autres, envoyé à la direction du groupe hospitalier les photos du délabrement des peintures et des sanitaires, non refaits depuis 2002, illustrant les lettres de plaintes des patients. Rendez-vous avait d’ailleurs été pris pour refaire un étage du service en… avril 2020. Mais entre-temps, le Covid a tout bloqué. Le budget sera gelé jusqu’à l’après-Covid. Dans ma vidéo de deux minutes, un infirmier y tire son masque FFP2, avec un seul élastique, périmé depuis 2012 et manifestement trop lâche. Comme un faux nez rouge de clown que l’on tire pour faire rire les enfants. Il le fait tout en levant les bras pour montrer l’échancrure du poncho trop large à hauteur de coude et la ceinture trop courte pour faire le tour de sa taille. Une infirmière tout en bleu, mais en manches courtes, s’énerve : « Regardez, Pr Pialoux, on nous a dit que le temps des surblouses c’était fini. Et qu’à la place on mettrait un tablier comme cela qui s’enfile par la tête et se noue à la taille – comme un tablier de cuisinière en plastique ; et qu’avec un bon lavage des mains ça suffisait ! » Un autre fait la démonstration de ce qu’ils appellent désormais les « sacs-poubelles ». Ce ne sont pas réellement des sacs-poubelles, comme cela a été filmé dans le Bronx, mais l’objet est perçu comme tel. Les soignants en ont assez de courir après le matériel censé les protéger du Covid. Et de s’adapter sans cesse à des notices et à des plans de gestion des pénuries successives. Dont ils s’estiment être les premières victimes. De quoi s’agit-il ? D’un grand film plastique ressemblant précisément à des sacs-poubelles de mauvaise qualité, beaucoup plus fragile, bleu délavé transparent, « ça ressemble, précise Maria, à ce qu’enfilent certains coureurs de marathon avant la course ». Maria est aussi marathonienne : « On perce un trou pour la tête, deux autres pour les bras et voilà on peut rentrer dans la chambre ! » Et une aide-soignante de rajouter : « On nous a dit qu’à cause de la tension sur les masques on devait ne pas en changer pendant notre temps de travail, car tous les patients de l’unité sont Covid +. » Je mets des images sur ce que nous faisons remonter sans cesse en réunion de crise de la part du personnel. Cependant, lors des échanges de la Collégiale des infectiologues d’Île-de-France, par Zoom, d’autres collègues décrivent des situations encore plus tendues. Ici « des lunettes de snowboard données par une grande enseigne de magasins de sport, pour remplacer les protections habituelles, en rupture de stock ». Ailleurs : « Le personnel travaille avec une surblouse, toute fine, par personne et par jour, alors qu’on devrait la jeter dès qu’on sort de la chambre d’un patient. » Ou encore, dans certains services de réanimation, le détournement du masque de plongée Decathlon, le « Easybreath », déjà évoqué. J’ai décidé de garder dans mon bureau un exemplaire de chaque objet, parce que dans quelques mois tout le monde aura oublié. Comme on aura oublié que les médecins de ville, les aidants à domicile, les personnels d’EHPAD, les infirmiers et sages-femmes libéraux ont eu encore moins de matériels à leur disposition.
Ces pénuries itératives dans un hôpital déjà sous tension ajoutent à l’épuisement. « J’exige » que cela soit réparé avant la prochaine cellule de crise, car c’est le personnel qui commence à criser. Impossible ! « La pénurie est généralisée », m’explique-t-on. Partout sauf en Chine. Comme une panne d’électricité à l’échelon mondial qui aurait épargné l’Asie ? Le matériel reviendra, mais plus tard. Pour l’heure, c’est plan B. Ou plutôt plan D, avec un D comme Dégradé.