Hier soir, au point du directeur général de la santé, la France comptait 544 décès dans la journée. On n’est pas loin du pic des 7 et 8 avril, au-dessus de 600 décès quotidiens. Dans le tableau tricolore qui guide nos cellules de crise, il y a toujours le rouge pour le Covid positif, le orange pour le Covid « indéterminé » et le vert pour le Covid négatif. Le rouge domine très largement avec 134 lits ouverts en médecine, dont 103 occupés, et 42 lits ouverts en réanimation avec 4 places de disponibles.
En tout petit, sur la feuille A3, un administrateur distrait, ou mal informé, a inscrit concernant deux des trois étages que nous gérons en infectiologie : « À convertir en Covid négatif. » Petite colère d’imaginer que le service des maladies infectieuses « décovidera » avant les autres. Mais en fait, il s’agit juste d’une erreur de programmation…
La salle s’alourdit à mesure que les patients ressortent de réanimation. On prend clairement conscience que Tenon est l’un des hôpitaux qui a le plus engrangé de transformations dans le sens du Covid +, la « décovidisation » n’en sera que plus compliquée. Qui plus est, si les transferts vers les cliniques médicales fonctionnent bien, on a de plus en plus de mal à transférer les patients qui n’ont pas le Covid. Et comme souvent dans les rapports entre cliniques et hôpitaux, on garde les malades les plus graves. Et c’est précisément ceux-là qui risquent d’aller en réanimation et d’y retourner parfois.
Aujourd’hui, il a été pris comme décision de retirer les ponchos jugés contaminants. La vraie discussion qui s’ouvre est de savoir s’il faut précisément encore maintenir des zones Covid « indéterminées », sous-entendu des zones où l’on hospitalise le patient dans l’attente d’un diagnostic précis et surtout du retour du dépistage virologique qui prend encore toujours trop de temps.
On parle aussi avec les pédiatres du groupe hospitalier des enfants qui tombent des fenêtres, des enfants brûlés en plus grand nombre à domicile. Et à l’autre bout de l’échelle de la vie, le prix payé par la gériatrie, à l’hôpital, mais plus encore dans les EHPAD. Les taux de contamination chez les malades qui dépassent 30 %, et 12 % du personnel infecté aussi.
Dans un des hôpitaux du groupe, alors qu’on a craint à un moment un embrasement de l’épidémie dans les prisons, un détenu a vu arriver une suspension de peine en cours d’hospitalisation coïncidant avec l’aggravation de son état clinique…
Aux différents services d’urgences, les flux semblent s’inverser avec deux tiers des passages concernant des patients non suspects de Covid et un tiers suspect de Covid. Survol des « entrants » du jour.
Parmi eux il y a une femme de soixante-trois ans, qui travaille comme aide à domicile pour des personnes âgées. Elle vit seule avec six enfants. C’est son médecin traitant qui l’a adressée aux urgences, il la suit pour un diabète et un surpoids. Elle restera douze jours dans le service avec un diagnostic confirmé de Covid. Elle est mise initialement sous antibiotique. En l’occurrence celui que prescrit le microbiologiste de Marseille. Puis, après discussion en réunion pluridisciplinaire, mise sous hydrocortisone, qui permettra quinze jours après le début des symptômes de la sevrer en oxygène. Elle sera incluse dans un essai prometteur qui teste différentes approches immunologiques de la maladie à coronavirus, le protocole Corimmuno, elle est aussi incluse dans l’application Covidom qui permet à une plateforme de volontaires de surveiller à distance les patients infectés par le Covid-19. Finalement, elle retrouvera ses enfants vingt jours après le début des symptômes et un passage en maison de convalescence.
Il y a aussi un homme de soixante-quatre ans, il est adressé par SOS Médecins aux urgences pour une difficulté respiratoire succédant à une perte d’appétit et un amaigrissement de six kilos en quelques jours. Parmi ses antécédents, on retrouve comme souvent une hypertension artérielle, un syndrome d’apnée du sommeil et un surpoids. Il restera dans le service six jours et sera mis sous hydroxychloroquine. Il rejoindra le contingent des personnes sorties guéries et sans encombre.
Le suivant a cinquante et un ans. Il a des antécédents compliqués avec un diabète, une insuffisance rénale. Trois fois par semaine, il se rend à une séance de dialyse. Il continue une activité professionnelle dans les transports en commun et vit seul dans un petit appartement, séparé de sa femme et de ses trois enfants. Il est en mi-temps thérapeutique, malgré ses facteurs de risque il sera atteint d’une forme mineure du Covid avec à peine 15 % des poumons atteints. Il ressortira quatre jours après son entrée à l’hôpital.
Dans la chambre d’à côté se trouve une femme de quatre-vingt-cinq ans qui a longtemps été « mère au foyer ». Elle habite le quartier dans un immeuble au cinquième étage avec ascenseur, elle a déjà une aide-ménagère qui passe deux fois par semaine. Ses troubles cognitifs étaient en cours d’exploration lorsque le Covid a sonné à sa porte. Elle a d’abord été hospitalisée en gériatrie puis regroupée dans l’unité Covid du service. Elle est très confuse, sans doute sous la double conjonction d’une dégénérescence cérébro-vasculaire et du Covid. Elle sera hospitalisée trente-deux jours avant d’être transférée dans une clinique de suite qui, dans le cadre du plan régional, accepte les patients contaminés par le Covid.
Tous ont un passé médical dont il a été beaucoup question dans les études et les médias. Peu a été dit sur leur mode de contamination et encore moins sur leur statut social. En cette période, les journalistes me posent principalement deux questions :
— Avez-vous des patients qui sont contaminés depuis le confinement ? La réponse est assez simple, tous ! Puisque nous sommes largement à plus de quinze jours de la date du 17 mars.
— Quel est le terrain social des patients ? Cela fait partie des singularités françaises : en France, il est impossible de croiser les données socio-économiques, par exemple celles du recensement, avec les données de santé protégées par le code de la santé publique. Malgré la création récente d’une Health Data Hub en décembre 2019, la plateforme est surtout un objet de controverse plutôt qu’un outil épidémiologique. Pourtant deux tiers des patients que nous recevons sont issus des classes moyennes et plus encore de ceux qui vont œuvrer pendant le confinement, chauffeurs de VTC, employés des transports, travailleurs du nettoyage, employés de l’industrie alimentaire, agents de sécurité, soignants…