En France, en cette mi-avril, 17 167 personnes sont décédées du Covid-19 depuis le début de l’épidémie. Aujourd’hui, c’est le 30e jour de confinement, le nombre de malades hospitalisés connaît sa première baisse. Bercy a présenté son plan d’urgence en conseil des ministres. Alors qu’un déconfinement se profile le 11 mai, 18 millions de personnes à risque devraient tout de même rester confinées après cette date, selon les recommandations du président du conseil scientifique Jean-François Delfraissy, rendues publiques ce jour-là.
Pourtant un autre remplissage inquiète le terrain. Un remplissage par le vide des patients non-Covid qui ont quitté le champ de la santé. Et n’ont pas l’air de vouloir revenir alors que des lits commencent à se libérer des Covid +. Quand nous avons commencé à voir que les malades non-Covid avaient quitté l’hôpital et les cabinets de médecine de ville, j’ai pensé à toutes ces urgences que nous avions l’habitude d’accueillir. Lorsqu’au cours d’une trop longue hospitalisation, en cardiologie, en réanimation ou en neurologie, les malades s’infectaient. Ce que l’on appelle une infection nosocomiale. Soit notre équipe mobile d’antibiothérapie les prenait en charge, soit le malade était transféré dans le service. Ils se sont tous envolés. Plus d’infections nosocomiales, car plus de soins et d’opérations. Plus de réanimation autre que Covid. Plus de bactéries multirésistantes que l’on ne recherche même plus. La médecine habituelle a suspendu son vol comme jamais. Qu’en sera-t-il après ?
Avec les urgentistes, nous nous demandons chaque jour où sont partis les insuffisants cardiaques, les poussées hypertensives, les infarctus, les AVC, les urgences chirurgicales. Attendent-ils chez eux, se dégradant progressivement ? Sont-ils morts loin des statistiques ? Même si les données de l’Insee devraient un jour nous éclairer sur la surmortalité qu’on sait déjà de plus de 57 % à la semaine 14 de 2020. C’est naturellement que j’ai demandé au Pr Silvain, un cardiologue interventionnel de la Pitié-Salpêtrière avec qui je travaille, quelle était son analyse, lui à la tête d’une unité de soins intensifs cardiologique ultraspécialisée. Ou comment il vivait la vague du coronavirus et pensait que cette organisation en marche forcée impactait et impacterait son activité de cardiologie interventionnelle. Sa réponse a été particulièrement éclairante et angoissante :
« J’ai pris conscience du Covid-19, la semaine du 20 janvier avec les premiers cas français. Rapidement, les avis des collègues de notre ultraspécialité de cardiologie interventionnelle d’urgence étaient divergents, avec une partie des collègues relativisant sur les morts de Français annuellement liées au tabac et aux maladies cardiovasculaires et une autre partie trouvant les chiffres de mortalité associés à ce virus extrêmement inquiétants.
Puis, rapidement les mails de la DGS “Urgent – Covid19” commencent à pleuvoir, l’information sur les cas importés, les clusters, et une situation déjà alarmante en Italie. Nous, médecins de la belle AP-HP au sein du système de soins français (pourtant en crise sur les moyens et le personnel, moi-même démissionnaire de la chefferie de l’unité de soins intensifs), pensions que nous aurions la capacité d’absorber cette épidémie de façon plus adaptée que nos voisins italiens. Dès les premières annonces du gouvernement, nous avons constaté en cardiologie une chute du volume des urgences cardiaques (infarctus, syndrome coronaire aigu…) sans explication logique à part le fait que les patients fuyaient l’hôpital ou devenaient très résistants à la douleur angineuse.
Le personnel s’est formé en urgence pour accueillir des intubés ventilés et nous nous sommes rapprochés des réanimateurs et anesthésistes pour avoir également 23 lits supplémentaires de soins intensifs, salle monitorée de cardiologie. Bref, on est passé de la détresse respiratoire de l’insuffisant cardiaque à la détresse respiratoire du Covid en très peu de temps. Avec, comme différence, la peur de l’inconnu « le Covid », et de sa gestion médicale inexistante, et la peur du personnel vis-à-vis du risque d’infection et de l’infection du milieu familial en rentrant à la maison le soir. Les premiers internes et soignants malades reviennent aider dans le service.
Ce jour, j’ai fait une intervention urgente sur un infarctus typique, pris en charge chez une femme de soixante ans dans un service d’urgences parisien et qui a mis environ quatre-vingt-dix minutes de plus que d’habitude pour être transférée en salle d’intervention ! Il y a des données similaires en Angleterre avec des délais de présentation pour l’infarctus rallongés de cent minutes en moyenne… C’est énorme lorsque l’on s’est battu pour faire baisser la mortalité liée à l’infarctus par deux ou trois en diminuant ce temps de trente minutes… Quelle perte de chances ! Après trois semaines de téléconsultation, les patients nous rappellent tous pour leurs interventions déprogrammées qui étaient tout de même “semi-urgentes”.
Les insuffisants cardiaques se déstabilisent, les valvulopathes syncopent, etc. Bref les patients cardiaques ont besoin de nous, notre secteur Covid – déborde et tous les moyens humains sont consacrés au secteur Covid +. On ne sait pas comment on va pouvoir reprendre une activité normale, avec des normes de distanciations sociales et d’hygiène qui ne correspondent pas à ce qui était réalisé dans notre centre de cardiologie où le flux de patients était impressionnant.
Nous devons créer un nouveau modèle de soins en cardiologie compatible avec une épidémie qui ne va pas disparaître avant de nombreux mois.
Voilà, c’est un peu dans le désordre, mais c’est comme ça que je l’ai vécu.
Amitiés,
JS »