Au début, personne n’y a vraiment prêté attention. Et surtout pas moi. Un autre problème de cette bataille contre le Covid est la gestion quotidienne d’un trop-plein d’informations. Plus de cent mails par jour, des publications par centaines, les notes régulières de la Direction générale de la santé, celles de la direction de l’AP-HP, celles de l’hôpital, parfois contradictoires. Sans compter les mail listes et les groupes WhatsApp. Mon seul téléphone s’est enrichi, outre le groupe « Gripounette », d’un groupe « Cellule de crise Tenon », du groupe « COVIDIA ». Il faut aussi répondre au SMS, aux messages sur Messenger, aux mails d’amis, ou d’amis d’amis, de collègues, de proches ou d’anciens collègues qui ont le Covid. Ou peur de l’avoir eu. Et toutes les téléconsultations avec les malades du VIH, de l’hépatite C ou B, de la tuberculose… qui se sont effacés face au Covid. Aussi, par respect pour notre mobilisation. Mais tout est organisé pour ne pas les perdre. Notamment par Ingrid, mon assistante, qui déleste les malades habituels du service vers des médecins attachés, privés de leurs activités, pour assurer l’analyse des bilans biologiques, les consultations par téléphone et l’envoi des ordonnances. Tout cela est tracé sur la base informatique avec deux nouveaux onglets : « consultation Covid-19 » et « téléconsultation ». Certains, une minorité, passent des appels de chez eux. C’est en fonction des peurs de chaque médecin. Et aussi de ses propres facteurs de risques face au Covid-19.
C’est précisément la période où je reprends la main sur les consultations téléphoniques de mes patients. Leur premier réflexe est de demander de mes nouvelles… C’est le monde à l’envers. Ils me questionnent avant même que l’on puisse parler d’eux. Peu ont vécu le confinement comme une prison. Certains sont persuadés d’avoir eu une infection au coronavirus sans gravité. Aucun n’est pressé de retourner à l’hôpital passé le déconfinement. Sur notre file active de 3 000 patients vivant avec le VIH, moins d’une dizaine ont été hospitalisés pour le Covid. Une seule en réanimation dont elle sortira.
Plusieurs collègues, connaissant mes dix années « pasteuriennes », sont venus à la pêche à la fake news : « Tu as vu les déclarations de Montagnier ? » Non, je n’avais pas vu. Par temps de paix, on aurait tendu l’oreille sur une telle séquence de mots – prix Nobel – manipulation génétique – VIH – Covid-19. Explosif par essence. Ou alors l’aurait-on pressenti comme un poisson d’avril tardif. Le Pr Luc Montagnier, quatre-vingt-sept ans, prix Nobel de médecine et codécouvreur du virus du sida, habitué depuis à quitter les rives de la démarche scientifique, a selon Fréquence médicale et Pourquoi Docteur, « des arguments pour penser que le coronavirus SARS-CoV-2 est le résultat d’une manipulation malheureuse destinée à produire un vaccin contre le sida ». Rien de moins pour alimenter des fantasmes planétaires. L’homme qui est derrière ce scoop est le Dr Jean-François Lemoine. Il a été médecin chroniqueur sur différentes radios nationales. Puis responsable et animateur de l’émission Pourquoi Docteur sur Europe 1. Bonhomie joviale et franc-parler. Il est aujourd’hui producteur d’émissions santé et créateur de plusieurs sociétés d’information médicale. Et depuis peu chroniqueur médical chez Yves Calvi sur Canal +.
Le Dr Lemoine est un mélange de geek et de chroniqueur médical old fashion avec ses conflits d’intérêts avec l’industrie pharmaceutique. Et ce jour-là, il ne me cache pas sa joie d’être « repris par le New York Times ». « J’ai fait mon job de journaliste ! » lance-t-il, goguenard. « On a eu 10 millions de visites sur mon site le premier jour. » Regrettant au passage « qu’aucun scientifique de haut rang, à commencer par l’autre prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi, n’ait pris le temps de démonter l’information ».
Lemoine raconte l’appel surréaliste de Luc Montagnier :
« Allô ? Bonjour monsieur Lemoine, vous êtes un journaliste que je respecte, je voudrais vous faire part d’une découverte importante. » Et d’expliquer sa théorie « invisible par les virologues parce qu’il faut pour cela un modèle biomathématique ».
Le tout en déclarant que « les complotistes ce n’est pas lui, mais les autres ». Il faut rappeler l’évolution récente du Nobel. En novembre 2017, 106 académiciens des sciences et de médecine se sont levés pour s’opposer publiquement à ses dérives. « Nous, académiciens des sciences et/ou académiciens de médecine, ne pouvons accepter d’un de nos confrères qu’il utilise son prix Nobel pour diffuser, hors du champ de ses compétences, des messages dangereux pour la santé, au mépris de l’éthique qui doit présider à la science et à la médecine », écrivent-ils. En cause un show organisé le mardi 7 novembre 2017, au théâtre des Mathurins, avec à ses côtés le Pr Henri Joyeux, radié de l’ordre des médecins pour ses propos sur les vaccins : « Nous risquons avec les vaccins d’empoisonner petit à petit toute la population qui va nous succéder, les enfants, les bébés. »