MARDI 21 AVRIL 2020  14 HEURES

Cour d’honneur rouverte :
quand les « autres » malades disparaissent puis reviennent Covid +

L’hôpital s’est vidé des autres malades. À commencer, pour nous infectiologues, par les malades du VIH, de l’hépatite C ou B, des tuberculeux… On communique par mail, téléphone, ou télémédecine. Au fur et à mesure, les messages d’angoisse s’accumulent. Angoisse d’être abandonné à une cause plus urgente, angoisse d’être contaminé aussi par le Covid-19, angoisse d’être plus à risque que les autres, angoisse pour les proches. Angoisse aussi que son médecin soit contaminé. Paradoxe d’une pandémie qui tape au hasard.

Je suis le médecin infectiologue d’Axelle depuis 1986, époque où j’exerçais à feu l’hôpital de l’Institut Pasteur. C’est l’année de naissance de mon fils aîné. Je me souviens des cadeaux que me tendaient des malades lors des visites, et qui ne sont plus là aujourd’hui. Les dessins et les sculptures d’Axelle ornent depuis mon bureau. Elle m’est arrivée par défaut.

Pour les infirmières, elle est une des patientes « lourdingues du chef ». J’ai vu naître ses filles à un moment où la grossesse des femmes séropositives était « un luxe » selon certains médecins. C’est Jean-François Delfraissy, l’actuel président du conseil scientifique de Macron, qui à l’époque lui avait ouvert les portes de la maternité malgré le VIH. J’ai suivi toutes ses mises à distance, ses douleurs de vie, de malade, ses traitements, ses déchirures familiales, ses effets secondaires.

Une histoire en miroir de celle d’un patient Covid qui va s’aggraver et où on n’a pas le temps de s’attacher.

Axelle s’est sortie jusque-là de tout. Le plus souvent par le haut. Des années de junky à une époque où le showbizness ne dédaignait pas leur compagnie. Un temps où elle faisait la une de certains magazines. Une infection VIH plutôt contenue par les traitements. Une hépatite C qui a tant attendu les traitements efficaces, lui faisant payer un lourd tribut avec l’interféron et ses effets secondaires neuropsychiatriques. Un cancer du foie malgré les traitements de l’hépatite C dont elle sortira sans trop d’encombres, grâce à son énergie de vie incroyable. Des troubles maniaco-dépressifs tardivement étiquetés. Et une force hors du commun dans un contexte familial lourd, comme souvent. Mais cette fois, l’ennemi est de taille. Un cancer « indifférencié » métastatique découvert à cause de douleurs incompréhensibles. Je la perds un peu de vue, mais pas de SMS dès lors que je la confie à un oncologue de renom.

Elle dit : « Tu es et tu resteras mon médecin alors ne t’éloigne pas trop et tiens-toi informé s’il te plaît. »

Le programme est chimiothérapie puis radiothérapie. Le cancer progresse plus vite que l’effet des traitements et elle souhaite faire un point d’étape. Rendez-vous est pris pour nous deux masqués dans la cour d’honneur. Le soleil domine la cour peu ombragée. Ses cheveux sont toujours étonnamment longs, présage que la chimiothérapie a été « soft ». Pas certain que ce soit une bonne nouvelle. Elle compare nos âges respectifs tout en déclarant « qu’on ne les fait pas ». La tension est perceptible derrière ses doses de morphiniques. Elle est assise les jambes croisées, détendue même lorsqu’elle raconte que son oncologue lui a dit qu’elle « n’en avait plus que pour trois mois ». Ni elle, ni moi, chacun à sa place, mais unis dans cette longue histoire soignant-soigné. La distanciation imposée par le Covid-19 est une bonne chose. Elle me protège de son récit et de notre affection réciproque. Des entretiens comme celui-ci, j’en ai subi toute ma vie de spécialiste du sida. Mais cette fois, c’est un tout autre contexte.

Le Covid-19 est venu changer la donne. À l’entrée dans le service, vous parlez avec le patient Covid +. À J 7 vous échangez sur sa respiration et ses besoins en oxygène. À J 10 vous évaluez le passage en réanimation. Et là, parfois, vous devez déjà envisager avec la famille la fin de vie. Une à trois semaines pour faire l’indicible chemin. Rarement le sida, sauf peut-être dans les années 1980, nous a imposé cela.

Axelle précise en soulevant sa veste en laine colorée, tout en changeant de sujet, mais en revenant à l’essentiel :

— Trois mois à vivre, c’est court ?

Son cancérologue aurait répondu :

— Mais vous voudriez combien ?

— Un an, le temps de finir mon livre. (Qu’elle ne fait que commencer depuis des années.)

Elle me regarde, et sourit :

— Tu vois, j’ai repris ma taille mannequin. C’est un bénéfice secondaire.

Mais Axelle est revenue quelques jours plus tard pour refaire biopsier sa tumeur du creux de l’estomac qui pousse comme un champignon. Elle toussait un peu et avait de la fièvre. L’oncologue lui a prescrit un scanner du thorax et le résultat était sans ambiguïté : « Scanner très évocateur de pneumopathie de type Covid-19 avec une atteinte modérée. » Axelle est rentrée chez elle et attendra avec un masque et l’application Covidom, mais sans ses enfants, la biopsie de la dernière chance.