MERCREDIMAI 2020 – AVANT-VEILLE DE PONT

« Je suis vivant.
Il n’y a plus rien d’autre maintenant. »

La décrue se confirme. Aujourd’hui, nous en sommes à 49 lits de médecine et 20 lits de réanimation dédiés au Covid. Mon service est revenu dans le même temps de 38 lits à 28, avec un seul étage Covid + (13 lits remplis). Les patients viennent des urgences, des autres services qui sont redevenus Covid free, ou sortent de réanimation. Ils sont 4 ce jour-là, sur 13. Ce contingent est impressionnant. Que des hommes. Ils se ressemblent beaucoup. La réanimation lourde et longue nivelle les corps et les cerveaux. « Ce sont des Covid bedaine », ironise un interne. Mais la plupart ont perdu des dizaines de kilos en restant des semaines ventilés sur le ventre. Ils ont aussi perdu leurs repères dans l’espace-temps, leur capacité de parole. Pour certains, un pansement carré bien en dessous de la glotte indique une trachéotomie posée pour raccourcir la durée de ventilation mécanique et libérer un lit de réanimation. Une blessure qui cicatrisera plus vite que les séquelles psychiques : un grand trou noir peuplé de cauchemars où la mort rôde. Impossible de tenir ce carnet de bord sans leur donner la parole.

 

J’ai souvent dit qu’on aurait dû projeter aux récalcitrants du confinement les images de leur calvaire. Comme une go-pro embarquée sur la tête d’une infirmière de réanimation. Des semaines immobiles sous machines, les retournements sur le ventre, les tuyaux de la ventilation qui blessent les chairs, les drogues injectées en un mur de seringues électriques et la sédation qui vide les esprits. Il est très rare, en dehors des malades neurologiques et des accidentés de la voie publique, que des personnes restent aussi longtemps en réanimation. Comme une longue expérience de l’avant-mort.

 

Rapide contre-visite des rescapés :

Chambre 614 : Monsieur P., soixante ans, est hypertendu. Il était obèse avant le Covid-19. Il est arrivé le 29 mars directement en réanimation en provenance des urgences. Le scanner pulmonaire sera son passeport pour la réanimation en direct. L’atteinte est qualifiée de « critique » : « > 75 % du parenchyme pulmonaire atteint. » En clair, il respire avec moins d’un quart de sa capacité pulmonaire. Comme une voiture avec une soupape sur quatre. Il sortira de réanimation le 7 mai au matin pour être transféré dans notre service. Soit quarante jours de réanimation. Le temps de faire nombre de complications. Dont une hémorragie digestive et trois surinfections pulmonaires par des bactéries qui ont de l’affinité pour les corps meurtris. Le temps de perdre tous ses muscles et d’un trou de trachéotomie pour le sevrer de la machine respiratoire le 24 avril. C’est cher payé pour une gripounette. De tout cela, André ne dit rien. L’intubation n’est pas respectueuse des cordes vocales. Surtout, la sédation associée aux effets du coronavirus sur le système nerveux central a eu raison de sa raison. Le temps s’est mélangé et arrêté dans sa tête. André pense qu’il est dans un service de gastroentérologie en clinique depuis une semaine et que le président de la République est François Hollande. André sera transféré dès la semaine prochaine dans un centre de rééducation où se croisent les AVC et les polytraumatisés. Le temps qu’il resitue Emmanuel Macron dans ses fonctions.

Dans la chambre d’à côté, au 612 (il n’y a pas de chambre avec le nombre 13 par superstition), il y a Monsieur F., soixante-douze ans. Il a commencé son parcours bien avant son voisin, le 14 mars dernier, date des premiers symptômes. Il est hypertendu, diabétique, grand voyageur, juif pratiquant, et père de 7 enfants. Il se présente aux urgences le 15 mars, car il a de plus en plus de mal à respirer et est immédiatement suspecté d’être Covid +. Le premier jour, il maintient l’équilibre avec son virus dans le service qui accueille plus longuement les patients aux urgences. On appelle ce lieu le « service Porte », parce que l’on ne sait pas encore si les patients qui y restent peu de temps vont prendre la porte vers la sortie ou vers l’entrée, comme au saloon. Mais le lendemain, la conscience de Monsieur F. s’altère et ses poumons réclament 15 litres d’oxygène par minute. Il se retrouve intubé et en réanimation. Le 6 avril, après nombre de complications, il est transféré, toujours intubé, dans une autre réanimation au-delà du périphérique parisien. Pour libérer des places. Sa sonde d’intubation se bouche et il fait dans ce mouvement d’asphyxie un arrêt cardiaque. Massage cardiaque et il repart à la vie. Il est alors transféré dans une troisième réanimation, car les tentatives de sevrage de la ventilation artificielle se passent mal : agitation, retard de réveil, infection pulmonaire. Pour finalement atterrir, sans machine, le 3 mai dans mon service. De ce parcours chaotique au bord de la mort, Monsieur F. ne dit strictement rien. Sa famille parle et prie pour lui. Mais il sera debout sous la cabane pour la fête juive de Souccot, en octobre.

Courant du mois d’avril, nous avons observé que nombre de patients de religion juive, notamment sépharades, étaient atteints du Covid dans divers hôpitaux parisiens et du Haut-Rhin. Effet de proximité géographique ? Regroupements familiaux culturels notamment pour les fêtes de Pourim une semaine avant le confinement ? Difficile de comprendre. Les données sont tombées cette semaine, confirmant notre impression clinique. Les chiffres du service funéraire juif du pays, repris par www.tribunejuive.info, font état d’au moins 1 300 décès du coronavirus dans la communauté juive. Des centaines de défunts ont été transportés par avion pour être enterrés en Israël, selon le rapport. La communauté française est la plus touchée d’Europe. Et encore, ces chiffres ne prennent pas en compte celles et ceux qui n’ont pas été inhumés selon les traditions juives.

Un peu plus loin, chambre 603. Elle est équipée, comme toutes les autres, d’un portique où les soignants enfilent surblouse, gants, casaques, masques FFP2. Dans cette chambre, se trouve K., quarante-deux ans, une force de la nature, habitué des sports de combat. Vingt et un jours de réanimation sous ventilation artificielle et 40 kg en moins sur son mètre 90 : « Que du muscle », aime-t-il préciser avec une diction lente qu’il rééduque seul.

« Mon plus gros traumatisme c’est d’avoir été attaché au lit pendant les premiers jours, parce que je bougeais et j’arrachais tout, y compris ma sonde urinaire. » Je me souviens qu’au début, avant le tube, j’ai dû signer tout un tas de papiers ; des jeunes docteurs sont venus faire des études et j’ai dit oui1.

Son plus beau souvenir, c’est d’avoir été extubé le jour de son anniversaire. Je vérifie dans le dossier s’il n’affabule pas. « Quand je me suis réveillé, j’avais l’impression d’avoir été kidnappé, j’ai cru qu’on me voulait du mal, que j’étais dans un autre monde, un vrai cauchemar. On m’a enlevé le tube, mon âme est revenue. L’air est entré dans mon corps. C’est comme si j’avais été sous l’eau et que je remontais à la surface. Les infirmières ont été excellentes, psychologiquement c’est très important. Elles m’ont rassuré, m’ont dit que j’allais m’en sortir, que j’étais courageux, que je devais être patient, tout le temps, tout le temps. Sans cela, je serais mort. On m’a enlevé le tube le jour de mon anniversaire et c’était un événement, tout le monde s’est réuni autour de moi, on m’a fêté mon anniversaire. Il y avait une bougie mais éteinte. Ils m’ont fait pleurer. Une infirmière me tenait la main et elle me disait : “Vous inquiétez pas, vous allez vous en sortir.” Les autres chantaient sur la musique de Happy Birthday de Stevie Wonder. Avant cette expérience, j’étais peace and love, mais les gens ne m’écoutaient pas quand je disais que la famille c’est important et qu’il faut être solidaire, etc. Maintenant que j’ai frôlé la mort, mon téléphone n’arrête plus de sonner, il y a des gens que je ne connais pas qui m’appellent, ils pleurent…

Si le Covid avait une forme humaine, je l’aurais tué de mes propres mains… J’ai fait des cauchemars horribles, j’ai parlé avec la mort trois fois. La première fois, je voulais partir et je lui disais “on y va !”. La deuxième fois, j’ai dit “non”, elle m’a demandé pourquoi et j’ai répondu “parce que j’ai peur et que tu vas me faire mal”. La troisième fois, j’ai dit non : qui s’occupera de ma mère, de mon père2 et de mes trois fils ?

Pour dire la vérité, je n’aimais pas les hôpitaux ni les médicaments. J’étais pour les méthodes de grands-mères. Ces quarante-cinq jours m’ont changé. L’équipe de Tenon m’a sauvé. J’avais honte de devoir les déranger à chaque fois que je suis tombé, que je voulais aller aux toilettes, etc. Je les appelais, ils étaient là. Franchement, si Macron ne fait rien pour les équipes médicales, les médecins, les infirmiers, les aides-soignantes, ce sera injuste. »