Le Pr Muriel Fartoukh, réanimatrice, fait partie des personnages clés de la cellule de crise de Tenon. Elle s’assoit souvent au second rang dans la salle de direction. Avec la directrice médicale de crise, le Dr Hélène Goulet, l’urgentiste qui sera la cheffe d’orchestre du capacitaire. Son obsession ? Faire en sorte que jamais l’eau n’envahisse sa réanimation qui passera de 20 à 42 lits. Pour ne pas se retrouver à Milan ou à Bergame. L’eau s’arrêtera durant cette première vague en dessous du plafond de verre. C’est de « chez elle » que partira l’épidémie à Tenon. Comme moi, elle vit avec un médecin, un microbiologiste de renom.
Un soir, en bas de l’ascenseur Covid bardé de rouge qui mène à sa réanimation, je tente de savoir comment elle va : « Je ne suis pas sûre d’aller très bien. » Là où tant d’autres auraient esquivé d’un : « On gère, mais ce n’est pas facile tous les jours. » Elle est à Tenon depuis 2001, cheffe de service depuis 2012. Ce qu’elle a vécu là, elle ne l’a jamais connu : « H1N1 a été un tout petit entraperçu où c’était très exaltant et très intéressant de travailler à la fois sur le nombre de patients qui était bien moindre et qui avaient la particularité d’être très jeunes. On était tous en hypervigilance et très motivés pour prendre en charge ces malades. Chaque service notait tous les jours le nombre de patients dans les services de réanimation, le nombre de patients intubés et parmi ceux-là le nombre de patients H1N1, on mesurait ce que cela générait comme surcharge, comme taux d’occupation, et c’était une expérience assez inédite. À partir de là, on a eu une sensibilité accrue à tout ce qui est maladies infectieuses, épidémiques et émergentes. Nous sommes entrés dans le réseau sentinelle de Santé publique France pour chaque épidémie grippale déclarée. On a porté la vaccination des plus jeunes, des équipes soignantes tous les ans. Ça nous a alertés et responsabilisés. Mais ce qu’on a vécu là, ça n’a rien à voir.
Les premiers jours, je rentrais à la maison et je ne parlais pas. Je crois que j’étais abasourdie. Entre début mars et mi-mars, on est passés de 9 malades à 20, puis à 28, puis 32, puis 34, puis 42. Je parlais peu avec les membres de l’équipe, à tel point que certains m’ont interrogée. Il fallait tout organiser, tout penser, tout anticiper et c’est toujours pour l’heure d’après et le jour d’après. Quand je rentrais à la maison, j’étais rincée, et je ne pouvais pas dire un mot. J’étais en état de sidération. »
Aujourd’hui, cet état l’a quittée. « Mais mon sommeil reste perturbé. Je m’endors tard et je me réveille tôt. Pendant deux mois, je suis venue tous les jours à l’hôpital. Là, ça fait deux week-ends que je ne viens plus, mais j’ai gardé cette vigilance qui me maintient en éveil alors que je suis épuisée. Par contre, je parle à nouveau et pleure beaucoup moins. Ce n’est pas la gravité des malades qui m’a sidérée ; on est habitués aux patients ventilés, intubés. Ce qui m’a mise à plat, c’est le volume, cette densité. Les gens venaient me voir avec des interrogations différentes les unes des autres. Il y avait en permanence une sur sollicitation technique et humaine. Pas de “j’en peux plus”, mais beaucoup de “quand est-ce qu’on rentre dans une étude ? Et Discovery ?”. Et je sentais que chacun pouvait à un moment donné vriller. Ma grande question était : est-ce qu’on aura assez ? C’était la première charge. La deuxième était : comment je soigne le malade ? La troisième charge, c’était de passer de 15 à 42 lits. Cette organisation nous sort complètement du soin. À un moment donné, j’ai fait attention de garder mon métier de soignant et non plus celui de manager-gestionnaire. Je passais beaucoup de temps en réunions téléphoniques, cellules de crise, réunions de recherche, et à écrire les protocoles. Parce qu’il fallait aussi faire des propositions.
À ce moment-là, la peur que je ressens est celle de la submersion. Le sentiment de dépassement est individuel et collectif. C’est tout notre dispositif qui peut être englouti. Je me souviens de ce vendredi, en cellule de crise de notre université Sorbonne, qui s’est terminée par : “On ne pourra pas faire plus.” Autrement dit, on ne pouvait compter que sur nous-mêmes. Je suis rentrée à la maison à 21 heures et j’ai pleuré en comprenant que ça y est, on était dépassés. Le lendemain, on a ouvert les lits du bloc opératoire pour pousser les murs de la réanimation devenue trop petite, car 3 malades arrivaient des urgences intubés et ventilés. Puis le week-end suivant, nous avons procédé à des évacuations sanitaires qui ont juste permis de maintenir le niveau capacitaire. Une ancienne interne est même venue chercher 2 patients pour les emmener à Quimper. Ici, il faut préciser que nous ne disposons d’aucun psychologue malgré nos demandes depuis 2012. »
Aujourd’hui, le Pr Fartoukh se dit « fatiguée ». « J’ai besoin de nager », précise-t-elle. Elle ne sait pas encore où, mais ce sera dans les zones vertes des cartes du ministère. En effet, depuis quelques soirs, peu avant les applaudissements des soignants héroïsés par le président de la République, les Français découvrent une carte de France colorisée en fonction de ce que l’on prétend être la « circulation active du virus » et la tension hospitalière sur les capacités en réanimation. La circulation du virus est en fait inconnue des autorités de santé faute d’une politique de dépistage massif, qui s’est maintenu au niveau le plus bas d’Europe. Faute de tests en nombres suffisants. Les plus ludiques voient dans cette carte du soir une version virale de Koh-Lanta : les rouges contre les verts. D’autres, une carte qui fait référence à une autre guerre que celle menée, entre confinement et déconfinement, contre le coronavirus venu de Chine. Celle d’une France avec une zone libre et une zone occupée. Même si la ligne de démarcation a glissé dans le temps et d’est en ouest.
« Ce que nous avons gagné pendant ces deux mois, c’est un vrai dialogue avec la direction. Chacun a compris que notre hôpital aussi était malade », poursuit la réanimatrice. Il s’est passé quelque chose que l’on ne peut pas nommer entre direction, médecins, soignants, qui fait que les relations ne pourront plus être les mêmes. À ce niveau-là, je suis moins inquiète qu’il y a un an. Cet unisson va devoir être porté jusqu’au gouvernement. »