MARDI 12 MAI 2020

Les sans-papiers et la rencontre en Zoom avec le chef d’orchestre de notre cellule de crise depuis plus de trois mois

La règle récente des regroupements hospitaliers à l’AP-HP pour cause de course à l’efficience a enfanté d’énormes conglomérats de soin et de gestion : les groupes hospitaliers ou GH. Le nôtre regroupe les hôpitaux Pitié-Salpêtrière, Saint-Antoine, Tenon, Rothschild, Trousseau (pédiatrique), Charles Foix (gériatrie). C’est un énorme navire. Un des plus grands hôpitaux d’Europe : 5 309 médecins et 14 967 personnels non médicaux y travaillent. Un navire qui a bien failli être le Titanic du Covid. Le virus n’a pas épargné les soignants non plus. Loin de là. Ce jour, les chiffres sont étalés : 243 (5 %) des médecins et 1 003 (7 %) des personnels non médicaux du GH ont été contaminés et dépistés par PCR. Cela ne tient pas compte des formes asymptomatiques, ce qui au final pourrait être de l’ordre de 15 % du personnel. Moins d’une dizaine iront en réanimation sur l’AP-HP. 4 décéderont à la date du 12 mai. C’est beaucoup trop. Dans les réunions comme dans les médias, d’aucuns ergotent sur le fait que c’est « comme dans la population générale ». Cependant personne ne sait quel est le taux, à ce jour, de contaminés dans la population française, faute de tests en nombre suffisant. Le rapprochement est fallacieux. D’autant que le monde des soignants compte, par essence, bien peu de personnes de plus de soixante-quinze ou quatre-vingts ans, et moins de diabétiques ou d’obèses. Et la moyenne d’âge doit se situer en dessous de quarante ans.

Ce mardi où le ciel s’éclaircit doublement, j’ai eu quelques envies. À commencer par reprendre un chemin à vélo plus indirect. Plus vagabond. Celui qui flirte avec le bois de Vincennes et traverse des rues piétonnières. Le vélo est sacré depuis que mon cardiologue me l’a prescrit. Sur mon application Strava s’affiche mon activité depuis l’alerte du 30 janvier = 828 km, 129 sorties, 6 243 de dénivelé positif. Le trajet entre Tenon et mon lieu de vie s’est pourtant réduit peu à peu à la ligne droite, poussé par le confinement et la fatigue. Et imposé par les horaires de plus en plus étendus par la crise. En voyant l’étal du poissonnier de Vincennes pour la première fois depuis des semaines, les images me sont revenues des trajets par temps de crise. Deux points de fixation me resteront : la vitrine d’une grande enseigne de pompes funèbres en début de trajet, illuminée 24 heures sur 24. Je n’ai jamais su si cela était dû à la pandémie ou à une politique commerciale. Et second point de fixation, un foyer de migrants sans papiers à Montreuil. Au plus fort de la poussée du virus, ils étaient parfois 10, 12 dehors. Une centaine peut-être à l’intérieur. Que des hommes, le portable à la main. Souvent, des véhicules de la Sécurité civile évacuaient les plus fragiles ou les contaminés. Ils ont sorti des banderoles durant le confinement que personne ne voyait : « Nous sommes des travailleurs sans papiers. Nous voulons des logements. » Que sait-on aujourd’hui de la diffusion du virus dans cette frange la plus précaire de la population ?

Et puis j’ai eu envie de mettre des mots et un visage sur celui qui dirige la cellule de crise, chaque jour, de cet énorme ensemble hospitalier. C’est lui qui fait le résumé contextuel de la pandémie en Île-de-France au début de la réunion de midi, qui surligne les problématiques majeures en quelques mots, et ponctue les réunions d’autocitations fulgurantes. Dont cette sentence au sommet de la vague, quand il ne restait que quelques places dans les réanimations démultipliées, quand les réas du 93 et du 95 transféraient les malades jusqu’à Rouen et Rennes, et que l’on sentait le vent de Lombardie souffler sur l’Île-de-France comme il a soufflé sur le Haut-Rhin : « Il va falloir qu’on oublie la médecine qu’on a apprise, qu’on fasse autrement et surtout qu’on ne compte que sur nous-mêmes. » Cette phrase est devenue notre mantra. Et aussi notre point d’alerte maximal.

J’aime son pragmatisme qui n’éteint pas l’humain. Avant le Covid, je ne connaissais même pas son nom. Ni son job. Le directeur médical de crise est un quadragénaire formé à la double discipline de l’armée et du SAMU. Le cheveu dru avec une légère touche de blanc sur les tempes. Un regard perçant. Il s’appelle Mathieu Raux – « avec un seul t à Mathieu », précise-t-il. C’est une nouvelle et belle rencontre. Il est professeur anesthésiste-réanimateur, en charge à la Pitié-Salpêtrière du service des polytraumatisés sortant des blocs opératoires. Dans notre jargon de médecin d’avant la crise, d’avant qu’on combatte ensemble, c’est un « cow-boy ». Ses malades restent vingt-trois heures en moyenne. Pas le temps de s’attacher. « Durant le Covid », comme il dit, son unité a servi à prendre des patients Covid + qui venaient des urgences et qui attendaient d’être transférés en réanimation. Elle a aussi servi pour des Covid + en attente de bloc opératoire et pour assurer le post-opératoire de tous les patients qui avaient besoin d’être opérés ou réanimés en étant Covid négatif. Une zone frontalière en quelque sorte.

 

Mathieu Raux a été très présent lors des attentats de 2015 qui ont ensanglanté Paris. Le lien entre les deux épisodes ? Pour lui, c’est le pilotage de crise : « Quand les attentats sont arrivés, on s’est rendu compte qu’on avait beaucoup de retard pour affronter des situations imprévisibles. Nous étions très forts à l’hôpital pour préparer des circuits auxquels les patients doivent se plier, mais pas pour s’adapter à la catastrophe. Car la médecine de catastrophe s’est construite sur le postulat que le travail pré-hospitalier éviterait que la catastrophe pénètre l’hôpital. Or les attentats, par leur violence et leur répétition dans le temps, entre janvier 2015, novembre 2015 et juillet 2016, voire juin 2017, nous ont fait comprendre que c’était une vraie menace pour l’hôpital. Parce qu’il pouvait aussi être une cible. Alors on est allés voir ce qui se passait ailleurs. Là où il y avait un commandement médical, et c’est ce qu’on a essayé de promouvoir. C’est le directeur qui commande, mais le directeur n’est pas médecin. » Et c’est comme cela que Mathieu Raux est devenu naturellement notre directeur médical de crise par temps de Covid. Un personnage clé dans la gestion de crise à l’échelle d’un énorme groupe hospitalier. Mais en bon militaire (réserviste), il ne se met pas à découvert.

Sur le lien direction-médecins après la crise du Covid et pour la défense de l’hôpital public, Mathieu Raux est plus évasif, mais lucide : « Il reste encore des liens avec les membres de l’équipe de direction avec lesquels on a vécu 2015 et ça nous a soudés dans nos rapports professionnels. Je suis persuadé que là également il va en rester du très bien. On oubliera très vite les petites aspérités. Certes, l’hôpital va mal, mais pas uniquement à cause d’un manque de moyens. Force est de constater que certains comportements médicaux n’aident pas. Pendant cette crise, il y a eu ceux qui étaient en crise et qui l’ont vécue comme un véritable fléau sur leur activité quotidienne. Par exemple, il y a des chefs de clinique d’orthopédie qui ont fait fonction d’infirmier. Et puis il y a ceux qui n’étaient pas en première ligne et qui, à la reprise des choses, ont vu leurs intérêts individuels reprendre le dessus. Et là, on pourra y mettre autant de moyens qu’on veut… »

Et de citer une phrase de notre doyen d’université, le Pr Bruno Riou : « Quand on a un seul but, pas de problème de moyens et pas de querelle d’ego ça ne peut que fonctionner ! » Tout en pondérant : « Sauf que là, à la descente, chacun a des intérêts divergents et les ego reviennent. »

En échangeant sur son expérience au SAMU et avec les pompiers, nous nous sommes trouvé une métaphore commune. Qui vaut pour la lutte contre le coronavirus comme pour la vie. Celle des baïnes1. Dans les situations comme celle de l’invasion du virus chinois, il a fallu accepter de se noyer, un peu, pour mieux se sauver. De ne pas lutter contre la marée montante. L’accepter et la gérer. À l’image de ce que m’avait appris mon ami Éric Favereau, journaliste, quand nous allions à l’océan, proche du Cap-Ferret, pour se sortir des baïnes : se laisser emporter afin de s’échapper du courant une fois que celui-ci s’atténue, et surtout ne pas paniquer quand on se retrouve entraîné loin de la côte. Ou bien, parce que les vagues ne se cassent pas dans la baïne, de nager parallèlement à la côte pour rejoindre rapidement une zone où les vagues déferlent. La vie peut parfois aussi se résumer à ces éléments de secourisme : ne pas lutter contre les vents contraires pour mieux revenir. Mathieu Raux a bossé quatre ans comme médecin d’hélicoptère à Mimizan avec la gendarmerie. Dans les exercices, il était balancé dans les baïnes : « Tu nages, à un moment t’es dans le courant de sortie de baïnes, si tu ne t’adaptes pas et si tu ne te laisses pas emporter sur 50 mètres, tu ne reviendras pas sur la plage. »

Et puis le Pr Mathieu Raux a été contaminé par le coronavirus. Il dit aujourd’hui : « Je l’ai chopé, je pense, à un enterrement dans la famille le 11 mars à côté de quelqu’un qui était très symptomatique. Mais le lendemain, j’étais jury de thèse entre deux personnes symptomatiques, sans masque évidemment. À moins que ce soit en cellule de crise. Le lundi, j’ai commencé à ne pas me sentir bien, puis le mardi j’ai pris ma température, je me suis isolé, je me suis fait tester. Ma femme l’a eu aussi. Je me suis dit que je serais ensuite fixé dans une semaine sur la gravité… J’ai fait le bon malade. Je rentrais mes données dans l’application Covidom et puis j’ai été appelé par un médecin de Covidom (le Pr Christine Katlama) et elle m’a rassuré. J’ai été un bon soigné. Au début, j’ai eu peur et puis j’ai été rassuré par le fait de ne pas avoir de facteur de risque. Les seules choses qu’il me reste ce sont des céphalées le soir et une sorte d’hyperalgésie osmique, je la sens moins la journée, mais le soir c’est moyen… »