LUNDI 25 MAI 2020  10 HEURES

Et si ce carnet de bord avait retrouvé la trace de(s) vrai(s) patient(s) zéro ?

Cette semaine, j’ai repris peu à peu des téléconsultations. Le retour audio avec les patients est chaleureux. La plupart m’ont vu sur leur écran de télévision, ce qui leur évite de demander de mes nouvelles. Certains ont très mal vécu le confinement. D’autres ne veulent pas sortir. Même après la suite du déconfinement qui sera annoncée par le Premier ministre le 28 mai. D’autres ont traversé la période avec indifférence. L., quarante-deux ans, vit avec le VIH. Je la suis depuis plus de vingt ans. Du tapage médiatique autour du Covid-19, elle raconte : « Cela me transporte vingt ans en arrière, du temps du début du VIH. On aurait dit que le Covid-19 est encore plus grave, encore plus incertain et générateur d’angoisse que ne l’a été le virus du sida. Néanmoins il y avait des résonances : cette surinformation, ce doute et cette interdiction des contacts. » Et de préciser tout en riant : « On voit les mêmes médecins à la télé ! »

C. a été contaminé par le virus du sida beaucoup plus récemment. Il est aux prises avec les nouvelles drogues de synthèse qu’il tente, plutôt mal que bien, de consommer avec modération. Pour lui, le confinement a eu peu d’impact, tant que ses drogues arrivaient par la poste : « Avoir un virus mortel dès l’âge de vingt ans vous protège de la peur de la mort. J’ai même trouvé que ce confinement était un moment doux, j’ai travaillé et vécu autrement. Ma seule peur était de contaminer mes parents, mais pas d’être infecté moi-même. »

Avec H., on passe dans une autre dimension. H. m’appelle cette fois non pas pour son suivi habituel, mais pour une demande de sérologie de Covid-19. Il s’en explique. Sa compagne, musicienne, a effectué avec une chorale interrégionale, dont beaucoup sont originaires de l’Oise, une série de concerts en Chine du 27 décembre au 4 janvier 2020. Et du nord au sud, avec 41 chanteurs. J’hallucine en écoutant son récit ! Plus encore en regardant la carte des déplacements du groupe qu’il m’adresse. De Chengdu à Pékin en passant par Zhengzhou, le berceau du SRAS de 2003, on croirait une carte de diffusion du Covid-19. Ils ont « pris des vols intérieurs, une partie de la chorale a été malade, la guide chinoise était elle-même malade, elle portait un masque, mais l’enlevait quand les échanges étaient trop longs pour la traduction ». Selon une soprano, ils ont traversé de nombreuses régions, pour 6 concerts en dix jours, en car ou en avion. Des régions qui se révéleront quelques semaines plus tard endémiques du Covid-19. Et nous sommes bien avant l’alerte de l’OMS. Sa compagne lui a raconté qu’« un de ses collègues avait toussé pendant les onze heures d’avion ». La plupart des spectateurs comme les musiciens chinois et les chanteurs ne portaient pas de masques.

Au cours de cette téléconsultation, je prends conscience que cette tournée s’est achevée le 8 janvier 2020. Soit près de huit semaines avant le premier cas déclaré dans l’Oise, un professeur de technologie de Crépy-en-Valois, premier mort français le 25 février, décédé à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière en réanimation. Et des semaines avant qu’un agent civil de la base aérienne de Creil, sorti du coma depuis, ait été diagnostiqué Covid +. Ces deux victimes précoces ont mobilisé beaucoup d’efforts épidémiologiques pour remonter vers le patient zéro, avec tant d’hypothèses autour de la base aérienne de Creil malheureusement couvertes par le secret-défense. Il est compliqué par temps de guerre de faire des enquêtes épidémiologiques qui ne se transforment pas en chasse aux sorcières, en vindicte populaire et en stigmatisation médiatiquement portée. L’enquête de Santé publique France se serait arrêtée mi-mars après être remontée jusqu’à des cas observés mi-janvier, sachant que la grande muette n’a pas dû aider au décryptage des cas contacts. Que sait-on des 18 membres des vols qui ont rapatrié les 193 civils de Wuhan ou de leurs familles, même si plusieurs dizaines de cas seront confirmés dans la base aérienne de Creil ? Une base aérienne qui compte environ 2 000 militaires et 800 personnels civils. Comme on s’interroge toujours fin mai sur l’incroyable cluster du porte-avions Charles-de-Gaulle : 1 046 marins testés positifs sur les 1 700 que compte l’équipage du navire !

Conscient que ce récit peut faire basculer l’histoire de l’arrivée du Covid-19 en France, je joins l’ARS de l’Oise où une première responsable m’explique : « Moi je n’ai pas connaissance de cette situation à mon niveau par rapport au cluster de l’Oise. Je vais prendre vos coordonnées et je vais essayer de voir rapidement si un médecin ou un responsable peut vous rappeler. »

Un médecin plus responsable me rappelle dans la journée : « Quel serait le but aujourd’hui de revenir sur ces cas, sachant qu’on fait du trekking pour retrouver des potentiels malades ? Ce que vous me dites est très ancien et je ne peux pas faire grand-chose. On n’a pas eu ce type de déclaration, cela ne me dit rien, on a eu les cas des militaires, mais des choristes je n’ai pas connaissance. »

J’argumente sur le côté scientifique et historique : « S’il y a eu un cluster qui a démarré le 27 décembre 2019, il peut y avoir des gens qui sont morts en réanimation dans l’Oise proches de ces chanteurs qui, je le rappelle, sont pour certains professeurs de chant dans des établissements publics de l’Oise. On n’est plus dans la panique, mais je pense quand même que ce serait intéressant de dépister ces gens qui ont probablement été le premier cluster de France. »

Réponse très confraternelle de la médecin de l’ARS de l’Oise : « Nous ne sommes pas un secteur de recherche. Je vais déclarer ce que vous venez de me dire à Santé publique France pour voir si ça les intéresse, mais nous, ARS, on cherche plutôt qui est malade. Certes, c’est dommageable pour cette époque-là, mais au jour d’aujourd’hui on ne peut plus en faire grand-chose… »

La crise du Covid-19 aura été l’échec des Agences régionales de santé, tout au moins dans les régions les plus touchées, des Hauts-de-France à l’Île-de-France en passant par le Haut-Rhin. Ce n’est pas une question de compétence, mais de moyens alloués. Le Covid-19, maladie de la mondialisation, aura aussi signifié l’incompétence de la centralisation sanitaire. Là où l’Allemagne des Länder déconcentrés et suréquipés en réanimation résistait, l’Italie et la France centralisées plieront sous la poussée pandémique. En France, tout se décidait avenue de Ségur, mais le virus éprouvait les moyens locaux de Crépy-en-Valois à Mulhouse. Des moyens humains souvent dérisoires au regard de la crise.

Un collègue de Santé publique France me contacte en bout de chaîne. Il est d’une honnêteté totale et connaît très bien la situation de l’Oise sur le plan épidémiologique et humain. Il n’est pas remonté jusqu’au voyage chinois de fin d’année 2019 de la chorale interrégions. Mais l’histoire lui apparaît comme un chaînon manquant. Pour l’heure, 10 juin 2020, sa principale préoccupation n’est pas d’ordre scientifique. Mais la crainte d’une nouvelle chasse à l’homme prévaut : « Vous comprenez, je ne veux pas que ces chanteurs se retrouvent avec leurs voisins, leurs collègues, leurs employeurs qui les accusent d’être responsables de quelque 395 mors dans l’Oise ? Vous ne vous rendez pas compte de ce que cela a été sur le terrain en termes de chasse au coupable. »