Jusqu’à présent, le passé n’a tenu dans l’esprit de Zoé qu’une place relativement secondaire. Non pas qu’elle rechigne à raconter quelques passages croustillants de sa jeune existence à ses copines au cours d’une soirée pizza, ni même qu’elle refuse d’analyser les anecdotes significatives de son enfance lorsqu’elle s’allonge sur l’austère divan d’une inutile thérapie… Zoé a déjà remarqué qu’il suffit de vouloir oublier quelque chose pour s’en souvenir avec une étonnante acuité. À l’inverse, plus on tente de se rappeler, plus on oublie. Si quelqu’un l’avait interrogée à ce sujet, elle aurait pu comparer la mémoire à une sorte de petite boîte au verrou récalcitrant qui ne s’ouvre jamais au bon moment. Ses souvenirs, bons ou mauvais, avaient toujours joué leur rôle d’archivistes, escortant avec une certaine indolence le fil de son existence. En gros, ils s’autogéraient parfaitement, se classaient, s’éveillaient ou s’estompaient sans qu’elle ait à ordonner le ballet des réminiscences ordinaires ou despotiques.

Qu’ils soient d’enfance, de vacances ou d’adolescence, vagues ou précis, agréables ou pénibles, récents ou lointains, gardés, perdus ou même chéris, Zoé n’a jamais considéré ses souvenirs comme un trésor intime qu’elle peut caresser à sa guise d’un regard tendre chaque fois que le présent lui semble fade ou l’avenir sombre. À tout le moins, une phrase lue dans un magazine littéraire un mardi soir sur le quai du métro avait retenu son attention, qui disait en substance que Dieu nous a donné une mémoire pour que nous puissions avoir des roses en décembre. À première vue, l’idée lui parut sympathique mais en y réfléchissant d’un peu plus près, elle considéra la chose comme parfaitement superflue puisqu’en général, en décembre, on préfère les sapins aux roses.

Cette propension à reléguer le passé au rang des priorités secondaires la rendait peu rancunière. Elle n’était pas du genre à ruminer ses griefs durant de longues semaines pour les resservir en cubes sur le plateau glacé de la vengeance. Dans le même ordre d’idées, la nostalgie ne faisait pas partie de son tempérament. Elle était de celles qui allaient de l’avant, sans regarder en arrière, sans regret ni faux-fuyant.

C’était simple : Zoé accordait peu d’importance à ce qui n’était plus.

Voilà tout ce que, il y a vingt-quatre heures à peine, on aurait pu dire de Zoé au sujet de son rapport à la mémoire. En vérité, la veille encore, toutes ces considérations n’auraient eu aucun sens. Quelle étrange idée que celle d’interrompre son activité pour s’interroger sur la place du souvenir dans son mode de fonctionnement. Il suffit pourtant d’être privé de la chose la plus insignifiante à nos yeux pour que celle-ci revête subitement une valeur inestimable.

C’est exactement ce qui arriva ce matin-là à la jeune femme : en se réveillant dans une chambre d’hôpital, en considérant d’un regard étonné les deux personnes qui, à ses côtés, lui souriaient avec soulagement, tendresse et affection, Zoé se sentait bien en peine de savoir ce que l’homme et la femme qui l’entouraient attendaient d’elle.

Mais très vite, elle s’interrogea sur une série de questions plus essentielles encore : que faisait-elle là ? Depuis combien de temps y était-elle ?

Et surtout… Qui était-elle ?