Chapitre 1

Qui n’a jamais connu cette sensation étrange, au sortir d’un profond sommeil en plein après-midi, de ne plus savoir où l’on est. Sommes-nous le matin ou le soir, quel est le programme ? On cherche, on regarde autour de soi, on fouille dans sa mémoire et lentement les paramètres spatio-temporels se remettent en place, l’heure, le lieu, ce qu’on fait là, la suite des événements… Les pièces du puzzle apparaissent, s’ajoutent les unes aux autres, se placent, s’imbriquent, faisant surgir une image qui bientôt s’anime, mais oui, voilà, on se souvient…

On se souvient.

C’est un peu ce qui s’est passé pour moi ce jour-là. Du moins la première partie, celle où je me réveille d’un profond sommeil, je ne comprends pas très bien où je suis, quelle heure il est, dois-je me lever, puis-je me rendormir… J’ai très envie de dormir, les paupières lourdes, la nuque raide, j’ai mal un peu partout, et puis ce goût âcre dans la bouche, pâteux, désagréable…

De part et d’autre de mon lit, un homme et une femme que je ne connais pas.

La chambre ne m’est pas plus familière, murs blancs, impersonnels, peu de mobilier, tentures en toile plastifiée d’un brun caca d’oie franchement dégueu, et c’est à peu près tout… Oui, en tournant la tête, j’aperçois un fauteuil et une table près de la fenêtre… Le décor n’augure rien de bon et ressemble furieusement à celui d’une chambre d’hôpital.

J’essaie alors de déclencher la seconde partie du processus, le coup des paramètres spatio-temporels, les pièces du puzzle, l’image qui doit maintenant s’animer. Je cherche, je fouille, ça va me revenir, un petit moment s’il vous plaît… J’y suis presque…

Ben non. Rien.

— Tu as faim ?

C’est la femme qui me pose la question. Elle se penche sur moi, me caresse le front et me sourit. C’est une drôle de petite bonne femme, elle doit bien avoir dans les soixante ans, mais la soixantaine bling-bling, l’essor placardé côté pile et côté face, cheveux courts teints en blond platine, coupe porc-épic, le tout légèrement défraîchi parce que ce look-là n’est au top qu’une seule et unique fois : en sortant du salon de coiffure. On dirait qu’elle consigne sa jeunesse dans les petites cases de ses attributs, son visage pétille même quand ses yeux soupirent et ses rides ajoutent aux artifices de son visage, c’est comme le mécanisme à ciel ouvert du moteur à expressions : un simple frémissement de paupières anime ses traits de mille intentions.

— Laisse-lui le temps de se réveiller…

Là, c’est l’homme qui intervient, le désarroi mal dissimulé derrière un sourire crispé, qui visiblement ignore ce qu’il faut faire mais sait parfaitement ce qu’il convient de ne pas dire. Lui, c’est le style « sagesse ardente », jean-baskets-casquette malgré soixante-cinq ans bien tapés, avec la chemise impeccablement repassée, rentrée dans le pantalon parce que tout de même le look branché a du bon mais faut pas exagérer…

— Je lui demande juste si elle a faim, objecte la femme d’un ton sec, et ses yeux projettent des éclairs qui crépitent dans la pièce.

— C’est bon, Myriam, ne t’énerve pas…

— Je ne m’énerve pas ! réplique-t-elle en s’énervant. J’ai tout de même le droit de demander à ma fille si elle a faim !

Stop !

Tous mes systèmes d’alarme se déclenchent en même temps. La grosse sirène hurle dans mon crâne, très vite suivie par l’antivol, le klaxon, les avertisseurs aux multiples tonalités, le tout rythmé par les loupiotes de ma conscience, le gyrophare de ma raison. Il y a un truc qui cloche, je n’ai pas dû bien entendre, veuillez répéter s’il vous plaît !

— Votre… Votre fille ? articulé-je.

C’est moche « articulé-je ». Grammaticalement c’est correct, ça se laisse écrire mais, en lisant tout haut, c’est vraiment pédant comme formule.

J’articule donc :

— Votre fille ?

Est-ce la question en elle-même ou le vouvoiement, je ne sais plus très bien, mais ce dont je suis certaine, c’est qu’ils comprennent tout de suite qu’il y a un léger problème de raccordement aux câbles de ma mémoire. L’homme ferme les yeux, la femme pousse un profond soupir. Bizarrement, ils ne paraissent pas surpris, plutôt déçus et, en tout cas, terriblement affectés.

Il y a un moment de silence, pendant lequel je passe de l’un à l’autre, j’attends une réponse, du moins des présentations, un nom, un prénom, un statut, enchantée, merci, moi de même…

— Ma chérie… commence la femme, et l’on sent que les mots peinent à dépasser la grosse boule qui bloque le fond de sa gorge. Tu as subi un choc émotionnel qui t’a laissée sans connaissance durant plusieurs heures. C’est moi, maman, et papa est là aussi… Tu… Tu nous reconnais ?

Je la regarde avec attention. Franchement, son visage ne me dit rien. Certes, je ressens une certaine familiarité, quelque chose de doux, d’intime et de très apaisant. C’est peut-être la raison pour laquelle je n’éprouve aucune angoisse, ce qui, en de telles circonstances, serait plutôt normal.

À regret, je secoue la tête.

— Tu sais comment tu t’appelles au moins ? demande l’homme à son tour.

Comment je m’appelle ? Bonne question ! Je replonge dans le gouffre vide de ma mémoire pour y dégoter quelques miettes d’informations, voir s’il ne traîne plus rien dans le fond… J’imagine déjà l’entrée en matière d’un personnage romanesque :

« — Quel est votre prénom ? lui demande-t-on.

— Lise, répond Zoé. »

Ça pourrait faire un bon début.

Je me lance donc :

— Lise.

L’espace d’un instant, la stupeur est telle que je pense avoir trouvé la bonne réponse.

— Lise ? répète la femme. Pourquoi penses-tu t’appeler Lise ?

— Ce n’est pas ça ?

Ils me considèrent tous deux avec perplexité.

— Tu aurais préféré t’appeler Lise ? Parce que justement, à ta naissance, on a hésité avec Lise. Alors si tu choisis ce prénom aujourd’hui, ce n’est peut-être pas anodin…

— Dis plutôt que toi, tu ne voulais pas l’appeler Lise, grommelle l’homme. Moi, j’aimais bien ce prénom, mais ça ne te convenait pas parce que la fille d’une de tes collègues de l’époque s’appelait Lise et tu craignais qu’elle pense que nous avions copié sur eux. Collègue que, soit dit en passant, on n’a plus jamais revue depuis…

— Ça n’a rien à voir… La petite Lise était trisomique et je ne pouvais pas m’empêcher d’avoir des appréhensions.

— Dites… Vous voulez bien me dire comment je m’appelle ?

Si je ne me souviens de rien, je suis à présent certaine d’une chose : ces deux-là sont mariés depuis un sacré bout de temps. Ils se tournent vers moi, à la fois surpris et honteux.

— Tu t’appelles Zoé, ma puce. Zoé Letellier. Ça te plaît ?

Zoé. C’est joli, Zoé. C’est court, ça tape, ça sonne bien, je m’y reconnais tout de suite et je le leur dis.

— Ça me plaît beaucoup. J’ai tout à fait une tête à m’ap…

L’idée bloque, les mots se cognent les uns aux autres, je comprends brutalement que j’ai surtout une tête dont j’ignore tout. Instinctivement, je porte les mains à mon visage, tente de le déchiffrer du bout des doigts, palpe mes joues, mon nez, mon front, puis remonte vers le sommet de ma tête pour tenter de définir la texture de mes cheveux, leur longueur, leur couleur…

— Ma chérie… murmure la femme en retenant ses larmes.

— Tiens, dit simplement l’homme en me tendant un miroir.

Le cœur battant, je m’en empare avant d’ébaucher le geste de le porter à mes yeux… À mi-course, je suspends mon mouvement, respire profondément et me prépare à faire ma propre connaissance.

Découvrir un nouveau visage, ma foi, cela n’a rien d’extraordinaire. Mais lorsqu’il s’agit du sien, c’est tout de suite plus singulier. La jeune femme que je découvre dans le petit miroir m’observe avec étonnement d’abord, curiosité ensuite, soulagement enfin. Ses yeux noisette en amande, ses joues rondes et dodues, son nez droit, son front dégagé, coiffé de quelques boucles châtain clair, courtes mais souples, me sont étrangers et pourtant entre nous se manifeste une reconnaissance tacite, l’intime conviction que nous nous appartenons.

— Je te ressemble, dis-je à ma mère, et c’est vrai que nous avons indéniablement un air de famille.

— Plus que tu ne le crois, glousse-t-elle en étouffant une émotion qui, bon sang ! a l’impudence de vouloir s’exprimer.

Elle me contemple avec tristesse, retient ses larmes, me caresse encore le front.

— Et lui, tu le reconnais ? demande-t-elle ensuite en se dirigeant vers la porte de la chambre. Qu’elle ouvre d’un geste décidé.

Puis, d’un signe de la tête, elle invite quelqu’un à pénétrer dans la pièce.

Intriguée, je suspends mon souffle, avide de connaître, de reconnaître, de rattacher mes wagons à une réalité dans laquelle je ne parviens pas à me situer. Un homme apparaît dans l’embrasure de la porte, un homme que je scrute désespérément, un homme qui me dévisage avec, on le sent, tout l’espoir du monde tapi au fond de ses prunelles, tout au fond de son cœur…

Un homme qui s’avance vers moi, me sourit puis me prend prudemment la main…

J’ai du mal à cacher ma déception. Non, cet homme ne m’évoque rien.

Alors maman a fait les présentations :

— C’est Julien, ton fiancé. Vous vous mariez samedi prochain.