Chapitre 10

Les souvenirs, c’est un peu comme les sucreries : un peu, c’est délicieux mais en quantité, l’indigestion menace. Si au moins je pouvais goûter la saveur de la réminiscence, le sel de l’implication, parce qu’on sait ce qui va se dire, on le sait d’autant mieux qu’on l’a vécu, et tout le plaisir consiste à donner sa version des faits, romancer les événements, les napper de la sauce onctueuse du récit, une pincée d’anticipation, quelques grammes de commentaires, passer le tout au four de la nostalgie et servir bien fumant lors d’un déjeuner où, de préférence, tous les ingrédients du plat de résistance sont réunis.

La cuisine familiale est riche en condiments épicés que chacun assaisonne à sa sauce. Mais si la plupart des mets sont savoureux, d’autres ont, admettons-le, un petit arrière-goût d’amertume que même le temps ne parvient pas à adoucir.

J’adore les métaphores, j’en dégusterais bien à tous les repas. Faut d’ailleurs que je fasse attention parce qu’à force, ça devient lourd.

C’est au moment du café que la tablée s’éparpille pour goûter quelques douceurs. Je m’apprête à rejoindre maman et Lola sur la terrasse quand Mathias me saisit le bras et m’emmène à l’écart.

— Faut qu’on parle.

— L’histoire du caleçon ?

— Laisse tomber.

On longe le couloir, direction la pièce du fond. Autre­fois, c’était notre chambre, la dernière que nous ayons partagée avant que notre différence de sexe nous exile aux deux extrémités de l’appartement, les filles d’un côté, le garçon de l’autre des fois qu’il viendrait à l’un des idées lubriques concernant les autres.

Il n’y a vraiment que les parents pour imaginer des choses pareilles ! Entre frère et sœur, l’amour reste confiné dans un berceau de tendresse, c’est l’avantage de la fraternité, tout partager sans jamais penser à mal. D’ailleurs dans l’amour, il n’y a pas de mal, à part peut-être le mal d’amour et encore…

— Regarde, me dit Mathias en pointant l’index vers le mur.

Il y a des cadres avec des photos de nous, je me découvre petite, couettes et taches de rousseur, c’est l’époque des bouches édentées, Mathias et moi offrons à l’objectif nos gencives roses et nos dents éparses. Je porte des lunettes rondes, de ces montures bariolées qui vous mangent la moitié du visage et dont les branches souples reviennent en boucle derrière les oreilles. Le verre gauche est opaque. Y a pas à dire, j’ai l’air d’un clown.

— J’étais miro ?

— Strabisme divergent, explique Mathias.

Il se retourne vers moi et ajoute :

— Une coquetterie dans l’œil si tu préfères.

Après un court silence, il attaque :

— Faut que tu saches… C’est à propos de ton mariage avec Julien.

Je me tais. C’est facile de se taire quand on ne sait rien. Du coup c’est encore lui qui parle :

— Je n’ai pas envie de foutre la merde mais il y a des choses qu’il faut tout de même que tu saches.

Je prolonge le silence. Pas de réaction. C’est peut-être encore ma seule arme contre l’omniscience des autres.

— Tu as envie de savoir ou pas ?

— Je suis là pour ça, non ?

Il m’observe du coin de l’œil dans lequel surnage la douleur d’une trahison, celle de mes souvenirs absents, la rupture de tout ce qui nous lie depuis l’enfance, devenue aujourd’hui un sens unique dans lequel on dirait qu’il s’engage à reculons.

Reculons donc :

— Tu as un amant.

— Pardon ?

— Tu as un amant, répète-t-il sur le même ton.

— Comment tu sais ça, toi ?

C’est con, c’est la seule chose qui me vienne à l’esprit. Moi qui ne sais rien, moi qui ne suis au courant de rien, ni de moi ni des autres, je demande des preuves, qu’on étaye les dires, un certificat d’authenticité, c’est quoi encore cette histoire, de quoi je me mêle ?

— On se raconte beaucoup de choses, tu sais.

— Et je t’ai dit ça, moi, que j’avais un amant ?

— Ben oui. C’était peu avant mon départ en Italie, on s’est retrouvés en ville, je venais de m’acheter les chaussures pour le mariage et toi tu n’avais pas l’air dans ton assiette. Au bout d’un moment, tu as éclaté en sanglots, et…

Mon portable sonne, interrompant Mathias et sa surprenante révélation. J’extrais mon téléphone de ma poche, considère un instant le numéro qui s’affiche, pas de dénomination, apparemment encore un numéro qui n’est pas dans mon répertoire.

— Allô ?

— Mademoiselle Letellier ?

— Oui…

— Les magasins Complicité à l’appareil. Nous avons effectué les derniers ajustements sur votre robe. Pouvons-nous prendre rendez-vous pour l’essayage ?

— Ma robe ?

— Oui… Votre robe de mariage… Jeudi ? 14 heures ?

C’est bien le moment de me parler de ma robe de mariage ! Je suis prise de court :

— Je… Je n’ai rien pour noter sur moi… Je peux vous rappeler un peu plus tard ?

— Pas de soucis, mademoiselle Letellier. Nous sommes à votre disposition.

— C’est parfait, merci, au revoir !

Je coupe la communication et me tourne vers Mathias.

— Désolée. Donc on se retrouve en ville, tu viens d’acheter tes chaussures pour le mariage, je n’ai pas l’air dans mon assiette et j’éclate en sanglots.

— C’est ça. Tu t’es mise à pleurer et à me raconter ta vie, sauf que tu pleurais tellement que je n’ai pas compris grand-chose à ce que tu me disais, à part peut-être les mots « impasse », « bonne », « analyse », « galère », « sac », « remettre », « bêtise » et « chocolat ».

— Chocolat ?

— Oui. Chocolat.

— N’importe quoi.

Il confirme. Sans rien ajouter. Il n’a rien à prouver, après tout c’est mon mariage, c’est mon cœur et c’est mon cul. Moi, je suis perplexe. Pas catastrophée, ni inquiète, ni même réjouie… Juste perplexe. Je reste là, empotée, immobile devant mon frère qui attend une réaction qui, elle, ne vient pas.

— Zoé ? finit-il par lancer parce que mon inertie devient suspecte.

— OK, j’ai un amant, dis-je en me secouant.

Puis je répète :

— J’ai un amant.

Avant de poursuivre :

— Je suis dans une impasse, je t’ai à la bonne, question d’analyse, c’est la galère, je vide mon sac, il faut remettre le mariage, je fais une bêtise et j’aime le cho­colat.

— Ça ne veut rien dire.

— Je ne te le fais pas dire.

Ensuite je me tais puisqu’il n’y a rien de plus à ajouter, à part peut-être :

— Au fait : c’est qui ?

Oui, au fait, c’est une bonne question, ça !

Ce à quoi Mathias répond en secouant la tête d’un air navré :

— Justement, je n’en sais rien.

— Comment ça, tu n’en sais rien ?

— Désolé. Tu n’as pas voulu m’informer.

 

Récapitulons : je me marie dans quatre jours avec un parfait inconnu, j’ai un amant dont j’ignore jusqu’à l’identité et je dois e-mailer au plus vite le manuscrit d’un roman verrouillé dans la mémoire de mon ordinateur dont, à l’instar de la mienne, je ne possède pas le mot de passe.

Je me trompe peut-être, mais je pense avoir connu des jours meilleurs.