Retour au salon. Papa sirote son café dans le divan, il alpague aussitôt Mathias et le chambre sur les derniers résultats de foot. Mon frère chope l’attaque d’un mot bien senti, prend la balle au bond et la renvoie à l’adversaire : il donne son avis, papa le contredit. Mathias campe sur ses positions, on me demande mon opinion. Je réponds que je m’en fiche. Les hommes font soudain front commun, je décide de m’éclipser pour rejoindre Lola et maman que je retrouve… dans la cuisine.
Question : est-ce nous qui, par la répétition régulière de nos actes, créons ce que l’on appelle un cliché, ou est-ce parce que le cliché existe que nous nous y conformons avec obéissance et abnégation ? La logique voudrait que la première supposition remporte la mise, mais si l’on considère la chose d’un peu plus près, on pourrait tout aussi bien imaginer qu’une majorité d’individus, par paresse d’imagination, par facilité ou, pire encore, par désintérêt, mènent leurs actions ou leurs idées de concert vers la même direction, provoquent donc un nombre conséquent de situations sensiblement identiques pour finalement créer ce que l’on appelle : un cliché.
En exergue de cette réflexion, un bout de discussion surpris entre ma mère et ma sœur tandis qu’elles rincent la vaisselle et remplissent le lave-vaisselle, instant privilégié pour le bavardage féminin puisqu’il est peu probable qu’un homme s’aventure en ces lieux au moment où il faut ranger et nettoyer.
Ce qui, en soi, est déjà un cliché.
De toute évidence, ma sœur se plaint de son mari. Elle le fait en termes forts, ne cache pas son exaspération, s’autorise un trait d’humour grinçant, adopte une tonalité fataliste. Et dès mon entrée, elle donne le ton d’une opinion qu’elle tient absolument à partager :
— Tu as bien raison de ne pas vouloir te marier. C’est un piège !
Maman apporte aussitôt quelques subtilités à cet avis éclairé.
— Ta sœur veut seulement dire : essaie de ne pas tomber dans les écueils de la vie maritale.
Mais Lola n’a besoin de personne pour préciser sa pensée :
— Ta sœur veut seulement dire : ne te marie pas ! C’est perdu d’avance ! Le coup de l’amour qui rime avec toujours, c’est un peu comme betterave qui rime avec suave : ça ne marche pas, c’est une vaste couillonnade, à part peut-être dans les romans de gare à l’…
Elle s’interrompt comme si elle venait de commettre un impair et se reprend aussitôt :
— On dit toujours que c’est à la vie à la mort. Tu parles ! De toute façon, quoi qu’on fasse, on reproduira toujours le modèle parental… On est comme des bestioles qui se débattent dans la toile du schéma familial, on croit qu’on sera plus fort, plus intelligent, plus subtil… Et puis finalement, on réalise qu’on n’a pas fait mieux.
Maman pâlit. C’est discret, elle dissimule très vite un trouble bien réel sous un faux air outré. Puis elle ricane :
— Et alors ? Il n’est pas si mal, le modèle parental !
Lola ne répond pas, maman se racle la gorge, me jette un coup d’œil de biais comme pour s’assurer que je n’ai rien compris, s’aperçoit du contraire. Alors vite, elle se tourne vers moi avec franchise et m’adresse sur commande un sourire qui, lui, n’a rien de franc.
On passe à autre chose.
Autre chose, c’est ma sœur, son couple, ses illusions perdues.
— La dernière fois qu’on s’est vues toutes les deux, je t’ai fait le panégyrique complet sur la misère de ma vie conjugale. Je sais que tu ne te souviens de rien mais tu n’es peut-être pas obligée de faire les mêmes bêtises que moi…
— À savoir ?
— Tu veux que je reprenne à partir d’où ?
— Le début ?
Maman réprime un élan de lassitude puis, le sourire avenant, elle nous informe qu’elle va voir au salon si les hommes ne manquent de rien.
Passons sur l’épisode de la rencontre, banale et sans intérêt : Hubert était le meilleur copain du frère de la meilleure copine de Lola à la fac. Ceci expliquant cela, on s’épargnera également la période du flirt…
— Il était si mignon avec son léger strabisme divergent à la Christophe Lambert, moi qui avais adoré Greystoke, je suis littéralement tombée sous le charme. Et son bouc naissant qu’il taillait avec minutie… Ça lui donnait un petit côté gentleman qui me faisait complètement craquer.
… Celle du concubinage…
— Il prenait tout en main, organisait les sorties du week-end, planifiait nos destinations de vacances, c’était terriblement reposant et sécurisant. Et puis c’était l’as de l’assemblage des meubles en kit : avec lui, même les meubles IKEA se montaient tout seuls et sans pépins.
… Ainsi que celle de la demande en mariage, tout aussi convenue et quelconque :
— Il m’avait fait la surprise de réserver une table au Fouquet’s. C’est en prenant ma serviette que j’ai découvert l’écrin de cuir qui contenait la bague de fiançailles. C’était merveilleux ! Et tellement original !
Oserais-je faire remarquer à ma sœur que la banalité du prélude de son histoire avec Hubert explique peut-être celle de son aboutissement ? Je m’en garde bien et continue de l’écouter avec attention.
Vient ensuite la naissance des enfants, celle de Thomas dont je suis la marraine…
— J’ai cru que j’allais mourir ! Je hurlais en suppliant qu’on me fasse la péridurale, mais vu que c’était un dimanche et qu’il y avait trois autres accouchements en même temps, ils n’arrivaient pas à mettre la main sur un anesthésiste disponible. C’était vraiment la galère !
… Puis celle d’Héloïse :
— Je t’explique le topo : Thomas, dix heures de travail. Héloïse… Deux heures ! En deux heures elle était là, je n’ai même pas eu le temps de dire ouf qu’elle poussait son premier cri. En revanche, le placenta a mis des plombes à s’expulser et j’ai eu droit à l’épisiotomie, parce que tu penses bien, un boulet de canon comme elle, ça a tout déchiré sur son passage !
Je contiens un rictus d’écœurement.
Les premiers soucis surviennent après la naissance d’Héloïse, bien que celle de Thomas ait déjà provoqué une cassure dans la perfection des rapports conjugaux. Mais l’émerveillement de la nouveauté, l’inquiétude de chaque instant et le panel de sentiments inédits provoqué par l’apparition du petit ange camouflent vite les quelques failles que l’un découvre avec surprise et déconvenue chez l’autre. Et vice et versa.
La présence d’Héloïse n’apporte malheureusement plus le ravissement de la nouveauté : si la première panade et les premiers pas reçoivent un chaleureux accueil, les dommages collatéraux des premières dents et de l’apprentissage de la propreté provoquent, quant à eux, plus d’agacement que d’exaltation. Très vite, ma sœur fait le désagréable constat qu’elle est seule à se lever la nuit lorsque Héloïse commente bruyamment ses poussées dentaires, tout comme elle est seule à s’extasier devant un petit pot rempli d’une matière brunâtre (dans le meilleur des cas) et nauséabonde. Elle est seule également pour lui donner le bain, le biberon ou la fessée. Elle accuse bientôt Hubert de ne pas s’occuper de leur fille, ce à quoi il rétorque qu’il en faut bien un pour prendre le relais auprès de Thomas que l’arrivée d’une petite sœur a rendu très jaloux, lequel à son tour en remet une couche, ayant parfaitement compris le parti à tirer de cette situation certes déplaisante mais dont certains aspects apportent néanmoins quelques avantages. Celui par exemple de faire tourner sa mère en bourrique et en l’absence de son père qui, alors qu’il rentre chez lui après une journée de boulot, prend le parti de son fils car, il le subodore, Lola est fatiguée et donc incapable de comprendre que tout cela n’est finalement que l’appel désespéré d’un petit garçon qui ne demande rien de plus qu’un peu d’attention de la part de sa maman. Hubert – qui n’a absolument pas le courage de commencer à gronder son fils parce qu’il a eu une journée éreintante, faut comprendre : il travaille, lui ! – lève alors la punition tout juste imposée par Lola, qui le prend comme un camouflet infligé aux fondations de son autorité, dénonce ouvertement l’incapacité pédagogique d’Hubert, lequel s’en offusque et lui retourne l’insulte, elle monte sur ses grands chevaux, éclate en sanglots, le bébé lui emboîte le pas et se met à pleurer aussi tandis que Thomas décide subitement de faire l’avion en courant dans tout l’appartement, bras levés à l’horizontale et surtout en imitant le bruit des moteurs, parce qu’évidemment il s’agit là d’un B-17G Flying Fortress et que ça fait un raffut d’enfer.
J’étouffe un bâillement.
Bientôt, le strabisme divergent d’Hubert n’a plus rien de commun avec celui de Christophe Lambert, les poils de barbe qui traînent dans l’évier, conséquence directe de l’élagage du bouc aujourd’hui bien plus fourni, perdent étrangement leur petit côté gentleman, et tous les meubles de la maison ayant déjà été montés, Lola n’a plus l’occasion de s’extasier sur la dextérité de son as de mari. Puis, les années passant, le quotidien tyrannisé par l’horaire immuable du rituel familial a raison des dernières ressources passionnelles du couple. Désormais, la communication se réduit aux informations utiles et courantes, les loisirs se vivent séparément puisqu’il en faut toujours un pour garder les gosses – remarquez d’ailleurs que les enfants sont devenus les gosses, évolution significative dans la perception de l’idéal familial…
— C’est dingue ce que ça coûte cher, une baby-sitter !
… et le fossé se creuse, inexorablement.
— On en est là, conclut Lola sans cacher sa lassitude. On n’a plus grand-chose à se dire, à part qui va conduire Héloïse, qui va chercher Thomas, qu’est-ce qu’on mange ce soir, tu as lavé mon pyjama ?
Je ne sais pas trop quoi dire alors je dis n’importe quoi :
— Et tu l’as lavé, son pyjama ?
Lola me dévisage, garde le silence quelques instants, puis semble prendre le parti de ne pas relever l’ineptie de ma question.
— La dernière fois qu’on s’est vues toutes les deux et que j’ai fait état du marasme de ma vie de couple, tu m’as donné un conseil. Ou plutôt un plan d’attaque.
— Lequel ?
Lola retrouve le sourire et m’expose avec un évident plaisir ma façon de voir les choses :
— Commencer par faire à Hubert un rapide topo de la situation, ce qui implique : reprendre l’historique de notre relation, observer l’évolution de nos rapports, signaler notre échec. Adoucir la rudesse de ce constat par la description de mes états d’âme, l’aveu de mes attentes et la force de mes espoirs. Le faire en termes précis, ni trop rationnels, ni trop émotifs. Ne toutefois pas minimiser la gravité de la situation. Conclure par un ultimatum : si dans les vingt-quatre heures qui suivent cette discussion (là, consulter ma montre et lui indiquer précisément l’heure qu’il est au moment où je prononce ces mots, à la minute près), si dans vingt-quatre heures donc il n’a pas fait, dit ou réalisé un truc qui me surprenne, mais vraiment me surprenne, me coupe la chique, me laisse sans voix, m’en fasse tomber les bras, me rende pantoise, alors…
— Alors ?
— Je demande le divorce.
J’émets un sifflement admiratif et impressionné.
— C’est radical !
— C’est le but.
— Et tu l’as fait ?
— Pas encore. Mais je crois que je vais le faire.
Lola suspend son souffle et là, je sens qu’elle prend une décision.
— Ce soir ! ajoute-t-elle d’un ton ferme.