Chapitre 12

Retour au salon près des hommes.

Vu le temps qui nous est imparti, il s’agit de procéder avec méthode. Papa nous expose son plan d’attaque, pour lui le plus simple c’est d’opérer par cercles concentriques, partir du centre pour aller vers le large de la famille lointaine et des vagues connaissances.

Tout le monde acquiesce, les albums photos s’empilent au milieu de la table, on en prend un et on largue les amarres.

Des visages d’enfants. Je nous reconnais gamins, Lola, Mathias et moi, indifférents à l’objectif qui nous fige sur un morceau de papier, nous, l’ordinaire de notre passé, nos rires, nos regards. Ma vie défile en clichés jaunis par le temps, ce temps qui s’inscrit au fil des pages sur nos visages. La jeunesse de mes parents. Maman était jolie avec ses longs cheveux châtains, un peu comme les miens, ceux de papa plus fournis qui, aujourd’hui, brillent par leur absence.

Et puis il y a les autres, ceux que je ne reconnais pas. Un homme vêtu d’une chemise à manches courtes et d’un pantalon en velours, confortablement installé dans un fauteuil. Il sourit de toute sa moustache et tient un verre à la main qu’il lève en direction de l’objectif. Il doit avoir dans les trente ans, on est en 1985, c’est Simon, le frère de maman, on ne le voit pas souvent, en général une fois par an à Noël.

— Pourquoi on commence par lui ?

— C’est la famille proche.

— On ne le voit qu’une fois l’an !

— C’est le frère de ta mère, c’est ton oncle…

J’apprends que Simon est divorcé de Valérie avec laquelle il a deux enfants, Frédéric et Vincent, nos cousins germains, aujourd’hui respectivement trente et un et trente-cinq ans.

— Vincent vit en concubinage avec Hélène depuis dix ans mais ils n’ont pas d’enfant, raconte maman. On ne sait pas si c’est par choix ou s’ils ne peuvent pas en avoir, c’est toujours délicat d’aborder le sujet…

— Et Frédéric est de la jaquette flottante, coupe Mathias.

— Hélène ne veut définitivement pas avoir d’enfant, affirme Lola.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? demande maman.

— Elle me l’a dit, répond ma sœur.

— Non, je parle de Frédéric, précise maman en s’adressant à Mathias. Qu’est-ce qui te fait dire qu’il est…

Mathias glousse bruyamment en levant les yeux au ciel.

— Maman !

— Il s’était pourtant amouraché d’une petite Bré­si­lienne il y a quelques années, Renata ou Roberta, quelque chose comme ça.

— Roberta. Sauf que lorsqu’il l’a déshabillée, Roberta s’est révélée être Roberto.

Maman tombe des nues.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— On s’en fiche de l’orientation sexuelle de Frédéric, grommelle papa.

Et il continue sa mission sauvetage de ma mémoire.

— Ça c’est Valérie, l’ex-femme de Simon, ajoute-t-il en pointant du doigt une petite femme rondouillette vêtue d’une robe à fleurs.

— Pauvre Simon, murmure maman. Je suis certaine qu’il n’est au courant de rien. S’il savait ! Il aurait tellement voulu être grand-père.

— Myriam, tu permets qu’on avance ? s’énerve papa.

Il tourne les pages de l’album.

— Là ce sont deux des fils Nanterre, Alain et Serge. Et là, c’est toi et Mathias. Vous aviez treize ans.

— Alain ? Mon amour de jeunesse ?

Papa acquiesce. Je m’empare de l’album et découvre un adolescent au physique inégal, la disgrâce d’un âge difficile mais qui laisse présager un bel avenir. Le regard surtout. Sur la photo, Alain fixe l’objectif d’un œil conquérant, le sourire en coin, le monde lui appartient. Moi je me tiens juste à côté de lui, la tête légèrement penchée, je souris aussi. De part et d’autre se tiennent Serge et Mathias.

Papa pose le doigt juste sous le visage d’Alain.

— Il ne t’évoque rien ?

— Non, mais je comprends que je sois tombée amoureuse de lui.

Papa cherche parmi les photos.

— Ah, voilà, là c’est Laurent, le dernier fils Nanterre. Et juste à côté, c’est Marianne, sa mère. Myriam, on a des photos de Charles ?

— Je ne sais pas.

— On en avait pourtant ! À la communion de Zoé, ils étaient là, non ?

— Les photos de la communion, je ne sais plus où elles se trouvent… Dans le petit album rouge peut-être, suggère maman en désignant une sorte de classeur à portée de main de mon père.

Celui-ci s’empare de l’album, le feuillette, constate la sagacité de ma mère. Puis il cherche parmi les nombreux clichés glissés sans ordre dans les chemises en plastique.

— Je n’en vois pas une seule de Charles… Pourtant, il était là puisque Marianne et les garçons y sont…

— Là ! s’écrie maman en indiquant un homme d’âge mûr qui se tient au centre d’une pièce dont on a visiblement poussé les tables et les chaises, et dont le déhanché trahit un swing du tonnerre.

— Ce n’est pas Charles, c’est Papytor ! fait remarquer papa

— Montre ! s’écrie Mathias en s’intéressant soudain vivement à nos recherches.

Mon frère arrache le classeur des mains de mon père et contemple la photo avec émotion.

— Bien sûr que c’est Papytor ! s’exclame maman. Si c’est pas de la famille proche, ça ! C’est mon père, m’explique-t-elle ensuite. Ton grand-père… Nous l’aimions tous beaucoup.

— Surtout Mathias, précise Lola.

Maman passe une main complice dans la tignasse de Mathias.

— C’est toi qui parleras de Papytor à Zoé, d’accord ? suggère-t-elle avec douceur.

Mon frère acquiesce d’un signe de la tête. Papa continue de tourner les pages de l’album, les visages défilent avec leur histoire, leur passé, que les uns évoquent, que les autres commentent, on se rappelle les anecdotes, on conteste la version du voisin, mais non, tu n’y es pas, ça ne s’est pas du tout passé comme ça !

L’après-midi s’achève bientôt. Lola rentre chez elle, Mathias a rendez-vous avec une certaine Fanny…

— C’est ta copine ?

— Si on veut, oui…

— Je la connais ?

— Vous vous êtes déjà rencontrées.

Mathias me dévisage : mes questions le déconcertent, il ne se fait pas à l’idée de devoir me traiter en étrangère, comme une fille qu’il vient de rencontrer et à qui il doit tout raconter.

— Tu veux qu’on déjeune ensemble, demain ou après-demain ? propose-t-il avec maladresse, comme s’il me filait un rancart.

— On peut faire ça, oui…

— Je passe te prendre chez toi jeudi vers 11 h 30.

 

Pendant que maman achève de ranger la cuisine, met le lave-vaisselle en marche et fait quelques petites choses indispensables à ses yeux avant de me raccompagner chez moi, papa et moi restons seuls dans le salon.

Mon père aussi a du mal avec mon état, cette absence totale de souvenirs, telle une déconnexion des circuits qui alimentent le moteur à évoquer : ce qu’on appelle « ne pas être au courant ». La machine est là, intacte, on pourrait croire qu’il suffit d’appuyer sur le bouton d’allumage et que les loupiotes vont se mettre à clignoter.

Ben non. C’est mort.

— Je n’avais jamais mesuré à quel point la mémoire définit l’essence même d’une personne, murmure mon père, la gorge serrée… Bien sûr, tu restes notre Zoé, notre fille, mon enfant. Mais sans les souvenirs qui nous lient, c’est un peu comme si on nous avait arraché une partie de toi. Une relation avec quelqu’un, c’est comme un échange, il faut être deux pour le nourrir. C’est un dialogue. Si l’un des deux se tait, ça devient un monologue.

— Mes souvenirs sont toujours là si ce n’est qu’ils sont muets…

— Je sais.

Il se tait quelques secondes puis reprend :

— Tu sais ce qui m’a le plus frappé, aujourd’hui, tandis que nous feuilletions ces albums de famille ?

Je secoue la tête.

— Quand tu étais petite, je te lisais régulièrement une histoire que tu adorais : La Machine à explorer le temps. Tu fantasmais sur cet appareil, souvent nous imaginions les aventures que nous pourrions vivre si nous disposions d’un tel engin. Revenir dans le passé ou visiter le futur… Tu rêvais de me voir enfant, savoir quel petit garçon j’avais pu être, peut-être aurions-nous été copains ? Ou si tu avais raté une interrogation, tu enrageais de ne pouvoir revenir en arrière. Plus tard, nous nous sommes tous les deux intéressés aux recherches scientifiques, la relativité restreinte d’Einstein, l’hypothèse des univers parallèles, la supposition d’existence de portes temporelles dans l’univers, toutes ces théories terriblement complexes pour un jour pouvoir défier le temps…

Il marque une nouvelle pause, ses souvenirs vagabondent.

— Tu sais quoi ? poursuit-il enfin. Cette fameuse machine à explorer le temps, je comprends aujourd’hui seulement que nous l’avons tous en nous, le mécanisme le plus complexe qui soit et dont la nature nous a généreusement dotés, comme ça, gratis, sans le moindre effort… Notre mémoire ! C’est elle, la machine à explorer le temps, elle qui nous permet de sillonner notre passé parfois même si intensément que les sensations renaissent avec lui. Comme si le temps était non pas une durée comme tout le monde le croit, mais bien un endroit. Aucun scientifique, pas même la plus haute technologie de pointe n’arrivera jamais à égaler le processus de la mémoire.

Mon père sourit à cette étrange idée. Puis son regard s’assombrit.

— Ce qui me touche le plus dans toute cette histoire, c’est que je prends conscience soudain que tant que le vaisseau de ta mémoire restera en cale sèche, tu ne pourras plus voyager avec nous. Un peu comme si tu étais désormais prisonnière du présent.