Chapitre 14

Une porte de frigo.

— Salut.

Un froid polaire envahit le palier.

— Salut.

Brrrrr. Welcome home.

Je pousse ma valise devant moi, il s’efface pour me laisser passer. J’entre. Je m’immobilise dans le hall, sans aller plus loin. J’attends qu’il me précède, qu’il m’invite à poursuivre.

Je ne me sens absolument pas chez moi.

Julien m’observe de biais, il a du mal à me regarder en face, comme s’il s’apprêtait à commettre un délit, ou comme s’il l’avait déjà commis, pas droit dans ses bottes, l’air de celui qui n’a pas la conscience tranquille.

En attendant, je découvre mon logis. C’est cosy, ça me plaît indéniablement, il y a un grand salon joliment meublé, du parquet, les murs de teintes différentes se font face, deux en « eucalyptus », les deux autres en « artichaut », bien qu’il semble qu’on ait longuement hésité avec « aubergine ».

— C’est très gourmand ! dis-je parce que je ne sais pas quoi dire.

— C’est toi qui as choisi, rétorque-t-il comme pour s’excuser.

Ce qui, d’emblée, attire l’œil, c’est le mur du fond : flanqué d’une large bibliothèque à trois battants, c’est un peu comme si celle-ci habillait l’endroit d’un costume trois pièces, ça donne le ton, l’accent culturel, la défroque intellectuelle. Je m’approche du docte mobilier et parcours des yeux les rayonnages, les titres, les noms, les éditions. Je reconnais l’intimité que je partage avec l’objet, le plaisir d’effleurer les tranches du bout des doigts ou de saisir un livre, l’extraire de l’écrin que forment pour lui ses petits copains et l’ouvrir. Découvrir des bouts de phrases, des consonances, des résonances, s’abîmer dans un monde, attraper quelques mots au détour d’une page puis refermer l’ouvrage.

De toute évidence nous avons, Julien et moi, une nette préférence pour ce qu’on appelle la belle littérature. Umberto Eco côtoie Émile Zola en bonne intelligence, Carlos Castaneda, Jack London, Guy de Maupassant ou encore Boris Vian… Tous ces noms me sont familiers même si je ne suis pas sûre de pouvoir tous les situer sur l’échelle de mes ardeurs. Mais ce dont je suis certaine, c’est de les aimer. D’en avoir dévoré le contenu comme on dévore la chair d’une viande cuite à point. D’en avoir aspiré la substantifique moelle comme on aspire celle d’un os de mouton. D’en avoir dégusté la finesse comme on déguste la saveur d’une table exotique. D’en avoir apprécié le sel comme on assaisonne un mets aux aromates de saison. Oui, en balayant les rayonnages d’un regard gourmand, je comprends que pour moi la littérature est avant tout une affaire de goût. Et qu’un livre se savoure autant qu’un menu gastronomique.

Je m’offre le fromage, le dessert, le café et le pousse-café en égrenant dans ma tête le nom des auteurs dont je semble me repaître. Victor Hugo, Louis-Ferdinand Céline, Balzac, Sacha Guitry, Milan Kundera…

Une bande de livres de la même collection attire mon attention. Ou plutôt, c’est le nom inscrit sur la tranche de chacun d’eux qui me percute, le même nom qui se répète avec une régularité toute typographique, un nom lointain et pourtant étrangement familier. Il s’agit d’une dizaine de petits formats qui se pressent les uns contre les autres, le titre fade, la maquette ingrate. J’en prends un au hasard : L’Amante rebelle, tout un programme, sans compter l’illustration de couverture de très mauvais goût, le McDonald’s de la littérature, jugez plutôt : un homme torse nu tente visiblement de dominer une femme également dénudée, qui se débat avec vigueur, l’œil furibond et la chevelure en bataille.

Ingrédients ordinaires, cuisson grossière, pas très digeste.

Je relis le nom de l’auteur… Zélie Laure !

Tiens !

Zélie Laure. Grillée au barbecue du succès ! Avec ce genre de bouquins ? J’avoue être sceptique.

— Qui est Zélie Laure ?

Ma question semble mettre de l’huile sur le feu. Les brochettes s’enflamment et Julien ne semble pas vouloir contrôler la cuisson. Au contraire, il en rajoute une louche :

— Tu ne la connais pas ? me demande-t-il avec une évidente ironie.

— Disons plutôt que je ne m’en souviens pas, dis-je d’un air pincé. C’est une amie, une connaissance ?

Il hésite, me lance un regard accusateur puis, avec un soupir de lassitude, semble enfin vouloir sauver la bidoche.

— Écoute… Je n’ai rien contre Zélie Laure, au contraire, je l’adore… Le problème c’est plutôt elle, elle a complètement perdu la tête et…

Il s’interrompt soudain, esquisse un sourire narquois puis revient sur moi.

— Oui, on peut dire ça comme ça : elle a perdu la tête.

— Julien… Tu n’as pas envie de m’expliquer les choses simplement plutôt que de parler par énigmes. Je n’y comprends rien. C’est quoi ces bouquins ? C’est bien ?

— Non. Mais ils bénéficient d’un traitement de saveur.

— Pourquoi ?

Julien me regarde cette fois avec une certaine tendresse.

— Zélie Laure… C’est toi.

Je ne suis pas sûre de bien comprendre.

— De quoi tu parles ?

— Je parle de ce que tu fais, de ce que tu es. Il y a Amères Friandises. Et il y a ça.

Il pointe du doigt le rayonnage :

— Ça aussi, c’est toi.

Je fronce les sourcils. Il poursuit :

— Avant de connaître le succès d’Amères Friandises, il a bien fallu que tu fourbisses tes armes, et puis surtout que tu gagnes ta vie. Tu écrivais ce genre de romans. Le problème, c’est que tu n’aimais pas ce que tu écrivais, tu revendiquais beaucoup plus que cette littérature populaire qui t’embarrassait, sans parvenir à te faire une place parmi les auteurs que tu admirais. Tu étais déchirée entre les complexes que t’inspiraient les livres que tu rédigeais sous pseudonyme, cette Zélie Laure qui te gênait plus qu’autre chose, et les prétentions littéraires que tu ne parvenais pas à atteindre. Et puis il y a eu Amères Friandises que tu as signé de ton nom. Très vite suivi du succès que l’on connaît. Ça t’a monté à la tête. Tu as relégué Zélie Laure aux oubliettes, tu l’as reniée, tu aurais voulu qu’elle n’ait jamais existé. Tu voulais te refaire une virginité.

Tandis qu’il me raconte, je saisis mon portable dont j’ouvre la boîte de réception avant de faire défiler les différents SMS jusqu’à retrouver celui qui mentionne Zélie Laure. Puis je le présente à Julien.

— Laisse tomber, me dit-il sans même prendre la peine de lire le message. C’est moi qui te l’ai envoyé de mon portable professionnel. Je… J’étais furieux, on venait de se disputer à ce sujet. Quand il a commencé à être évident qu’Amères Friandises devenait un véritable succès, tu as beaucoup changé, tu es devenue blasée, je ne te reconnaissais plus. Tu devenais méprisante vis-à-vis de certains de nos amis et connaissances qui gravitent dans le milieu, tu proférais à qui voulait l’entendre des pseudo-vérités concernant les clés d’un succès qui pourtant était tout sauf prévu, chaque fois qu’une bonne nouvelle tombait, comme par exemple le rachat des droits audiovisuels, tu estimais que tout cela te revenait de droit. Que c’était normal. Et puis…

Julien s’interrompt, on dirait que la simple évocation de mon comportement fait resurgir en lui la colère des disputes passées.

— Et puis quoi ?

— Laisse tomber.

Je hoche la tête. D’accord. Changeons de sujet.

— Comment nous sommes-nous rencontrés ?

Julien sourit. Ce souvenir, par contre, semble lui faire plaisir.

— Ça s’est passé il y a quatre ans. Tu venais de sortir un titre sous le nom de Zélie Laure, et moi j’écrivais un article sur la maison d’édition qui te publiait à l’époque. J’avais lu ton bouquin et je dois t’avouer que je ne l’avais pas trouvé très bon. Je m’étais fait une idée de toi plutôt négative, je t’imaginais en pétasse qui se prend pour Colette alors qu’elle n’en a ni l’esprit ni le talent. Cet article m’ennuyait déjà et j’étais bien décidé à le boucler en une demi-heure.

Il me rejoint près de la bibliothèque et saisit l’un des bouquins incriminés.

— Je t’avais donné rendez-vous à la rédaction du journal, juste après le déjeuner, dont j’étais revenu avec vingt minutes de retard, déjà persuadé que ta ponctualité serait à l’image de ton talent : néant. Quand j’arrive enfin, tu es là, souriante et charmante, et force m’est de constater d’emblée que tu n’as rien de cette mijaurée que j’ai imaginée. Nous débutons l’interview. Très vite, tu évoques ta passion pour les livres et ton plaisir d’écrire, sans détour. Ta spontanéité me séduit. Mais surtout, tu parles de tes romans avec beaucoup de lucidité, t’excusant déjà pour la pauvreté de tes intrigues et ton manque de style. Tu m’expliques que tes livres sont ton unique source de revenus, raison pour laquelle tu enchaînes les titres, consciente de la piètre qualité de tes écrits. C’est pourquoi tu signes Zélie Laure et c’est ainsi que j’apprends que tu t’appelles en vérité Zoé Letellier. Ton honnêteté me touche. Et soudain, c’est moi qui tente de trouver à tes œuvres quelques qualités littéraires que, à peine une heure auparavant, je niais encore avec vigueur.

Julien marque une pause avant de poursuivre : quand l’interview touche à sa fin, il me demande :

— Quels sont vos projets ?

— Écrire un autre bouquin.

— Je posais la question à Zoé Letellier et non à Zélie Laure.

Je hausse les épaules en rigolant.

— Et si elle écrivait enfin le livre dont elle rêve, Zoé Letellier ? me suggère-t-il le plus sérieusement du monde. Un roman dont elle n’aurait pas honte et qu’elle revendiquerait avec fierté. Un livre qu’elle signerait de son vrai nom.

— Encore faut-il que j’en sois capable…

— Vous avez le temps pour aller boire un café ?

— J’ai toute la vie devant moi.

 

Voilà comment tout a débuté et, depuis, nous ne nous sommes plus quittés. Julien baisse les yeux sur le livre qu’il tient en main. Puis il sourit et me le tend. Je m’en empare : L’Irrésistible liaison. Le titre est déjà tout un échec en soi. Je l’ouvre, le feuillette quelques secondes, m’effondre littéralement à la lecture des deux ou trois phrases qui me tombent des yeux : descriptions navrantes, dialogues éculés, narration d’une banalité confondante.

De toute évidence, si la littérature est pour moi synonyme de fine cuisine, il semble bien qu’il fut une époque où celle-ci n’était que strictement alimentaire.