On en profite pour passer à la cuisine justement. Petite, fonctionnelle, dégagée. Pratique. Des photos plaquées sur le frigo attirent mon attention, dont quelques-unes de moi, sur lesquelles je souris, l’air heureux, je fais la sotte, je louche en rigolant. À côté, je reconnais Lola plus jeune de quelques années, elle tient dans ses bras un nourrisson rougeaud et tout fripé. En dessous, une vieille dame dignement assise dans un fauteuil caresse un chat angora qui somnole sur ses genoux. Tous deux fixent l’objectif et portent sur la cuisine le même regard austère, le museau arrogant et le poil ordonné. Ils se ressemblent.
— C’est ma mère, précise Julien d’un ton apparemment neutre.
J’opine du menton. Sans commentaire. Et passe à la suivante. C’est une photo de nous deux, Julien et moi. L’étreinte ardente, emmitouflés dans de gros pulls de laine, ma tête juste sous la sienne, il me serre fort, je me presse tout contre lui et je regarde l’objectif… Dans mes yeux, il y a toute la force de l’amour, ce sentiment d’éternité que seuls ceux qui aiment et sont aimés de retour éprouvent. Je défie le monde, l’espace, le temps. Peur de rien. Indestructibles, blottis contre la ferveur de l’autre, on est comme happés, ventousés, complémentaires et subsidiaires. Rien à redire. On s’aime, c’est flagrant. On est dingues l’un de l’autre. Pour un peu, j’ai presque envie de me jeter dans ses bras, de m’enfouir dans la chaleur de son amour.
Il voit que je regarde la photo, il sent que je suis troublée.
Il ne dit rien.
On passe à la chambre à coucher.
C’est cliché à mort, on croirait presque que c’est fait exprès. Mais c’est la géographie de l’appartement qui veut ça, ce qui n’empêche que cela m’agace prodigieusement. Je me reprends aussitôt. L’instinct. Ou peut-être mon côté coincé. Je déteste m’en remettre à un inconnu, a fortiori un inconnu qui en sait beaucoup trop sur moi.
La chambre est plutôt mignonne. Le lit trône à égale distance entre les deux murs latéraux qui, quant à eux, se partagent une teinte sable et champagne. Je remarque qu’on fait dans le style carnation bipolaire, audacieux sans être périlleux. Courageux mais pas téméraire. Un peu comme Julien qui, prudemment, se tient en retrait, comme s’il avait peur de s’en prendre une à chaque coin de porte.
Il est adossé au chambranle, bras croisés, il me regarde, l’œil froid, le sourcil préoccupé, on dirait un scientifique veillant au bon déroulement de son expérimentation.
— À ton avis, déclare-t-il soudain, la tête légèrement inclinée vers l’arrière. C’est à la victime de prouver la culpabilité de l’accusé, ou c’est à l’accusé de démontrer son innocence ?
Je renifle la métaphore médiocre, et Dieu sait si ça pue ! J’hésite sur la réponse à donner, esquiver ou affronter, je me tourne vers lui, l’observe quelques instants, il ressemble à un écorché vif qui exhibe ses lambeaux de peine. Sa douleur me touche. Je prends seulement conscience à quel point cette situation lui est pénible, parce que chacun de mes regards, chacun de mes gestes témoignent de mon involontaire cruauté et de son insondable impuissance.
Je décide d’esquiver, juste pour ne pas en rajouter. On ne frappe pas quelqu’un qui est déjà à terre.
— Tout accusé bénéficie de la présomption d’innocence.
— C’est de la théorie, ça ! Moi, je te parle de faits. Que se passe-t-il dans un tribunal : est-ce à la victime de prouver la culpabilité de l’accusé, ou à celui-ci de démontrer son innocence ?
— Les deux, j’imagine… C’est ce que l’on appelle les débats.
Je remarque qu’une seule lettre différencie le mot débat du terme ébat, ce qui, dans le tribunal de notre chambre, me semble pour le moins ambigu.
Je garde mes réflexions pour moi.
D’un petit mouvement sec, il se détache du chambranle et s’avance de quelques pas. Mon cœur s’emballe, j’ai la gorge sèche, comme si j’avais à mon tour commis un méfait sur le point d’être démasqué. Pas droite dans ses bottes, la Zoé. Et bizarrement troublée par cet inconfortable sentiment de culpabilité.
— Alors, débattons-en ! propose-t-il sans cesser d’avancer.
— Pas ici !
— Tu veux dire : pas sur les lieux du crime ?
Il rigole. Son rire déchire l’apparente froideur qu’il tente de contenir.
— Je veux dire : pas ici ! dis-je sèchement en me dirigeant vers la porte.
Que je suis sur le point de franchir au moment où il me saisit par le bras, me forçant ainsi à lui faire face. J’esquisse un mouvement pour me dégager mais Julien me tient fermement : je ne peux échapper à la confrontation. Il me jette un regard accusateur, s’apprête à parler, en est empêché par le téléphone qui soudain sonne.
Julien soupire.
À regret, il me lâche et se dirige vers l’une des tables de chevet sur laquelle repose un combiné. Qu’il décroche :
— Allô ?
Libérée de sa poigne, je n’ai plus de raison de fuir. Julien écoute ce qu’on lui dit à l’autre bout du fil.
— Bonjour, tante Odette, dit-il sans cacher l’immense lassitude que lui inspire son interlocutrice.
Quelques secondes de silence, puis Julien exprime bruyamment son agacement :
— Le service en porcelaine à petits pois bleus ? De quoi tu parles ?
Un autre silence.
— Non, je ne peux pas te la passer maintenant, elle n’est pas là, ajoute-t-il en me jetant un regard qui, de toute évidence, m’intime l’ordre de ne pas trahir ma présence.
Il écoute encore et finit par franchement s’énerver :
— Tante Odette ! Si Zoé a choisi le service en céramique à lignes vertes, c’est parce qu’elle le préférait à celui en porcelaine à petits pois bleus. C’est le principe des listes de mariage : indiquer aux invités ce que l’on souhaite recevoir pour ne pas risquer de se retrouver pendant vingt ans avec de la vaisselle dans laquelle on a juste envie de dégueuler !
Il s’interrompt un court instant avant de reprendre de plus belle :
— Je ne suis pas grossier, je te dis juste que je ne vois pas l’intérêt de faire une liste de mariage si c’est pour, au final, nous offrir n’importe quoi !
Tante Odette ne semble pas du même avis. Julien commence à perdre patience.
— S’il te plaît, tante Odette, gémit-il. Ce n’est vraiment pas le moment. Je… Je suis en plein boulot, là, je n’ai pas le temps de m’énerver avec des histoires de petits pois bleus et de lignes vertes. Si tu veux absolument nous offrir quelque chose, choisis ce qu’il y a sur la liste.
Trois nouvelles secondes de silence.
— Je lui en parlerai dès son retour, concède-t-il dans un soupir. D’accord. C’est ça. À tout à l’heure.
Il raccroche. Se prend la tête dans les mains. Tente visiblement de retrouver son calme. Je me dis que, dans certaines circonstances, les souvenirs, c’est un peu comme de la porcelaine à petits pois bleus qu’on entasse dans nos armoires alors qu’on a toujours préféré la céramique à lignes vertes.
C’est en quelque sorte un service qui nous encombre.
Julien soupire. Puis, se tournant vers moi, il me fixe avec tout le désespoir du monde.
— La question est simple, Zoé : est-ce à moi de te prouver que nous nous aimons, ou est-ce à toi de me démontrer que, privée de tes souvenirs, tu ne ressens plus rien pour moi ? Que tout ce que nous avons vécu ensemble est réduit à néant par ton amnésie. Qui est le bourreau, qui est la victime ? Si c’est toi qui mènes le jeu, et il semble que ce soit le cas, alors prouve-moi que notre mariage n’a plus aucun sens. Je l’annule sur-le-champ.
— Comment veux-tu que je te réponde ?
— Et moi, comment veux-tu que j’appréhende l’avenir ? Sans savoir si tu m’aimes, si tu ne m’aimes pas, si on se marie, si on ne se marie pas ? Rien n’a changé pour moi, Zoé, tu peux le comprendre, ça ? Je vis avec le passé, les souvenirs que tu n’as plus et qui me hantent, parce que tu es là, devant moi, pareille à celle que tu étais, comme si rien n’avait changé…
— Alors raconte-moi !
— Te raconter quoi ? La façon dont nous faisons l’amour ? Les mots que tu murmures en gémissant ou la manière dont tu cries quand tu jouis ?
— Tais-toi !
J’ai crié, gêne et dégoût clairement marqués sur mon visage.
— Tu vois, c’est exactement ce que je refuse d’endurer. Réduire notre histoire à de simples mots qui provoqueront en toi du dégoût, de la méfiance, de la surprise dans le meilleur des cas… Te voir sur la défensive vis-à-vis de tout ce que je fais, tout ce que je dis, la façon dont je te regarde, chaque fois que je m’approche de toi, comme si j’allais te violer. J’ai la sensation d’être accusé d’un crime que je n’ai pas commis ou d’avoir usurpé l’identité d’un autre, de ne pas être à ma place, parce que dans tes yeux, je ne vois rien d’autre que de la suspicion.
Il s’interrompt quelques courtes secondes. Puis :
— Le pire, tu vois, c’est que personne n’y peut rien. Personne à qui en vouloir, personne à détester. Pas même toi. Mais ce qui est sûr, c’est que je refuse de me démener pour apporter je ne sais quelle légitimité à ce mariage. Tu ne veux plus te marier, ne nous marions pas ! Mon amour n’est pas une affaire qui se mesure, qui se quantifie ou qui se démontre. Je ne t’ai jamais forcée à m’aimer. Ce n’est pas aujourd’hui que je vais commencer.
Pour le coup, je ne sais pas quoi répondre. Sans doute parce qu’il n’y a rien à dire, et que Julien vient de marquer un point. Une bardée de points, en vérité. Cela ajouté à la photo du frigo qui me trotte dans la tête, mon regard, son sourire, l’évidence de notre force, cette certitude qu’il n’y a en effet rien à prouver.
Alors je faiblis. Je dépose les armes. Pas d’attaque, aucune raison d’être sur la défensive. Julien n’attend rien, n’exige rien, ni de moi, ni même de lui. Cuirassée de mes prérogatives, je me sens ridicule, un peu comme si je m’étais armée d’un bazooka pour abattre une mouche.
À son tour, il me lâche. Il se retire de la course, il quitte le jeu. Un forfait déclaré sans tambour ni trompette. Et sans compromis. Alors, soudain, je vacille, pour la première fois je décroche, parce que ce passé qui n’existe plus dans ma tête est finalement le seul que je possède, une béquille pour tenter d’appréhender l’avenir, mettre un pied devant l’autre et avancer à l’aveuglette vers je ne sais pas trop bien quoi, mais avancer tout de même.
Julien vient de m’arracher cette béquille.
Je n’ai plus d’hier, j’ai maintenant la sensation de n’avoir plus de demain. Mon cœur explose dans ma poitrine, un vent de panique déferle en moi, me coupe la chique, j’appréhendais tant la présence de Julien, maintenant je crains son absence, sa défection, la violence de ce que je prends pour une trahison. Entre détresse et tourment, mes boyaux se tordent dans mon ventre, sensation d’asphyxie, douloureuse étreinte de l’angoisse, et soudain je comprends que ça y est, j’éprouve, je ressens et je souffre, les larmes me montent aux yeux, de joie autant que d’effroi, c’est merveilleux, c’est monstrueux, cet homme dit m’aimer et pourtant, en m’imposant les affres de son cœur, il me refuse tout net ceux de son esprit.
— Ouah ! dis-je en m’asseyant, pantelante, sur le lit.
Julien hausse un sourcil perplexe.
— Quoi, ouah ?
— Tout ! Tu m’aimes et c’est justement pour ça que tu ne veux plus te marier avec moi, alors que moi je ne sais pas si je t’aime mais c’est justement pour cela que j’ai besoin de toi. Si tu connais une situation plus stupide que celle-là, fais-moi signe.
Un moment de doute, l’absurdité d’un tel constat, peut-être aussi ma façon un peu simpliste de la formuler… Julien me regarde, je sens qu’il flanche, et dans nos yeux un début de complicité, peut-être même de reconnaissance. Deux gosses. Deux mômes qui se disputent le poids de leur croix, c’est moi qui ai la plus lourde, nan, la plus grosse c’est moi !
L’esquisse d’un sourire, la tendresse d’un coup d’œil, le résumé de ce qui nous lie… Il s’approche encore, comme mû par un sortilège, c’est plus fort que lui, et moi je suis pétrifiée sur place, incapable de bouger, raideur dans la nuque, mon cœur qui défonce ma poitrine, hyperventilation, on dirait une ado, c’est dramatique !
Il m’embrasse.
C’est divin.
Après ? Après c’est pire encore. La honte d’un aveu de faiblesse pour l’un comme pour l’autre, on est presque tentés de faire comme si de rien n’était, et toi sinon quoi de neuf tout baigne, les enfants, la famille ?
Nous sommes tout simplement pathétiques.
Alors, pour ne pas être plus grotesques encore, à regarder le plafond, les murs, le tableau au-dessus du lit, la garde-robe, n’importe quoi pourvu qu’on ne croise pas le regard de l’autre, on réitère l’opération, on retarde l’échéance, au moins pendant qu’on mélange nos salives on ne fait rien d’autre, sans risque de se ridiculiser plus encore. Et à force de repousser la confrontation, ben ça dure, ça traîne, alors forcément ça dérape, on ne va pas passer trois heures à se léchouiller les babines non plus, on fait preuve d’originalité, on innove, on explore, le dérapage se mue en éboulement, sur le lit inévitablement, je passe les détails, ça vaut mieux.
Bon d’accord. C’est vrai qu’à ce niveau-là, il semble que l’entente soit cordiale. Et même un peu plus. Après l’étreinte, on roule chacun sur le côté mais cette fois sans plus se quitter des yeux, la reconnaissance consumée, toute tension abandonnée, comme le calme qui suit la tempête ou après la pluie le beau temps, et de fait ça brille dans la chambre, ce qu’on a l’air bêtes avec nos sourires niais accrochés l’un à l’autre.
— Alors ? me demande Julien.
— Alors quoi ?
— Tu nous laisses une chance ?
— C’est plutôt à moi de te poser la question.
— Je viens de te donner ma réponse…
Je hoche la tête, je soupire, je souris. C’est ma réponse. Julien s’en contente et, ému, me serre tout contre lui. Et moi, dans la chaleur de son étreinte, je me demande bien pourquoi j’ai un amant.