— Faut que j’y aille !
Malou vide son verre, essuie sa bouche, se lève. Ses gestes sont rapides, elle consulte sa montre pour la deuxième fois en dix secondes, non, apparemment elle ne s’est pas trompée, elle est bel et bien en retard. J’adopte son allure en la talonnant de près.
— Admettons que Mathias ait inventé cette histoire d’amant, dis-je en m’adressant autant à elle qu’à moi… Pourquoi l’aurait-il fait ?
La réponse de Malou est aussi claire qu’elle est directe :
— Parce qu’entre Julien et lui, c’est la guerre froide.
Je stoppe net. Malou poursuit sa route, ce qui m’oblige à presser le pas pour parcourir la distance qui nous sépare.
— Et pourquoi est-ce la guerre froide entre Julien et lui ?
— À cause de l’affaire du chat.
— L’affaire du chat ?
Malou confirme :
Le chat s’appelle Picasso. Il appartient à la mère de Julien, c’est son minet, son poussy, son ronron, le substitut de sa vie sociale, le délayage de son cœur de femme et sans doute même celui de mère…
— Elle est tellement dingue de son chat que je te parie un pétard qu’elle se tartine le minou de Whiskas, précise Malou avec le plus grand sérieux.
— Pour quoi faire ?
— Demande à Julien.
Elle rigole puis change d’avis.
— Enfin non, ne lui demande pas !
La mère de Julien s’appelle Gisèle. Elle affiche soixante-dix-sept balais au compteur quand Picasso en a onze, ce qui leur fait approximativement le même âge si l’on calcule en équivalence féline. Gisèle est veuve depuis douze ans. Après une année de deuil protocolaire, Picasso est entré dans sa vie. Entre eux ce fut la synergie plénière, la fusion spontanée, l’eucharistie instinctive. Par un parfait mimétisme, Picasso se calque sur la gestuelle de sa maîtresse, sa tenue et sa hauteur. Il est tout le contraire de Rodolphe, feu le père de Julien : quand elle parle, le chat l’écoute sans jamais lui reprocher le débit lancinant de ses paroles ou l’ineptie de ses propos. Il est gracieux et discret quand l’autre était bruyant et volumineux, toujours dans l’excès, les mots comme les gestes, la sommation grossière et les idées étroites. Bien sûr, Picasso ne fait pas état de ses opinions mais d’un œil complice ils se déchiffrent, elle lit dans la prunelle du félin toute la finesse de ses pensées, décode la sereine mobilité de ses paupières, traduit le frémissement de ses moustaches. Ensemble, ils ont développé un art de la communication qui oscille entre la télépathie et la communion spirituelle, on pourrait presque parler d’intimité cosmique. Malou ajoute qu’un jour, elle l’a entendue ronronner. Gisèle, pas le chat. Un ronflement régulier lui sortait de la gorge, soudain Malou fut prise d’un doute, et si c’était Gisèle qui imitait le chat et non l’inverse ?
Je m’étonne :
— Tu connais la mère de Julien ? Je veux dire, tu la connais personnellement ?
— Elle est cliente au cabinet dentaire, c’est toi qui lui as donné l’adresse. Et puis tu m’en as beaucoup parlé.
J’apprends donc que ma future belle-mère et moi entretenons des rapports courtois, légèrement conflictuels, polis la plupart du temps mais en vérité méfiants.
— Julien est fils unique, explique Malou avec fatalisme.
Bien sûr, ça explique tout.
L’affaire du chat débute il y a quelques mois, quand Gisèle est emmenée d’urgence à l’hôpital à la suite d’un malaise cardiaque. Bouleversé, Julien se précipite à son chevet, la rassure sur son état et, fatalement, lui promet de s’occuper du félin. Nous héritons donc de Picasso pour une durée indéterminée, ce qui en soit n’a rien de problématique, à part peut-être pour Mathias, mon frère, mon jumeau, mon alter ego qui, pas de bol, est allergique aux chats.
Mathias vient souvent chez nous, m’explique Malou. Il arrive, s’installe, se sert dans le frigo, normal il est chez moi, c’est comme s’il était chez lui, ce qui déjà déplaît à Julien mais qui n’en dit rien, tout le monde sait à quel point mon frère et moi sommes liés. Pourtant, lorsqu’il décrète dans une rafale d’éternuements que la présence du chat le gêne, que ça ne va pas le faire et qu’il va falloir virer le matou, Julien explose. Il est chez lui, c’est encore lui qui décide si oui ou non le chat peut rester. La dispute éclate, Mathias le prend de haut, se tourne vers moi, attend que je soutienne ses revendications. Je tente la neutralité, prise en étau entre mon frère, mon moi bis, mon indissociable siamois, et mon homme qui, je dois tout de même le reconnaître, a un peu raison sur ce coup-là.
— Mathias exagère toujours, commente Malou. Mais c’est Mathias. Il est comme ça.
La rupture est consommée. Julien exige que Mathias quitte les lieux, celui-ci se tourne vers moi sans cesser d’éternuer, les yeux lui piquent, c’est insupportable, il exhibe sa souffrance et attend que je prenne son parti, je supplie Julien de se calmer, j’implore Mathias de comprendre, ils ne veulent rien entendre, Mathias suffoque, il sort et disparaît en claquant la porte.
Le chat, lui, lisse son pelage d’une langue lascive.
Il m’a fallu une bonne semaine pour arranger les bidons, calmer les tensions, faire entendre raison à l’un, apaiser les revendications de l’autre. Je ne peux me résoudre à prendre le parti de qui que ce soit, entre les deux mon cœur balance. Et puis il faut trouver une solution. Bien sûr, je peux toujours voir Mathias en dehors de la maison, mais c’est psychologique, rien que de savoir que je ne peux pas recevoir mon frère chez moi, mon palpitant frise la crise et le sien l’apoplexie.
— Mathias et toi, c’est fusionnel, ajoute Malou. Tout petits déjà, vous étiez inséparables. Quand, à l’adolescence, vos parents vous ont mis dans des chambres différentes, pendant trois mois, ils vous retrouvaient dans le même lit tous les matins. Pareil pour notre période de colocation… On ne vivait pas à deux, on vivait à trois. Mathias était tout le temps fourré chez nous.
J’opte donc pour l’unique solution : chaque fois que Mathias vient à la maison, j’obtiens de Julien que l’on mette le chat sur la terrasse tandis que je passe une bonne heure à récurer, aspirer et nettoyer les pièces dans lesquelles mon frère est susceptible de se rendre : le salon, la cuisine et les toilettes. Julien me traite de fanatique mais il obtempère. Les hostilités s’apaisent, chacun met de l’eau dans son vin. Et puis l’appartement brille comme un sou neuf, moi qui n’ai rien de la parfaite ménagère, soudain je me révèle une femme d’entretien hors pair. Une paix tacite s’installe, les deux hommes de ma vie passent sur leurs griefs et la vie reprend son cours.
Et puis il y a le grain de sable qui vient gripper la machine : un après-midi, après le départ de Mathias, tandis que Julien ouvre la porte de la terrasse pour faire rentrer le chat, celui-ci reste introuvable. Julien met quelques minutes avant de comprendre comment Picasso a trouvé le moyen de se carapater. Se penchant par-dessus la balustrade du côté gauche, il découvre un rebord suffisamment large pour que le félin puisse y atterrir avant de sauter sur le toit de l’immeuble voisin, lequel donne accès à un ensemble de combles, toitures, plates-formes et autres terrasses.
À partir de là, il peut être n’importe où.
C’est la catastrophe, le typhon dévastateur, le gouffre abyssal qui s’ouvre sous ses pieds. Sa mère sort de l’hôpital dans une semaine et compte bien retrouver son fidèle compagnon, la pelisse de son âme et l’hermine de son cœur. D’un œil atterré, Julien contemple la terrasse déserte tout en prenant conscience de l’ampleur du drame dont les trames et conséquences se nouent lentement dans son esprit : c’est une ablation pure et simple qu’il s’apprête à faire subir à Gisèle, celle de son cœur, ses poumons, sa trachée, son artère fémorale, ses reins arrachés à la tenaille, ses ligaments sectionnés à la lime à ongles dans les plus atroces souffrances, une condamnation à perpétuité, non pas dans les affres de l’enfer dont la douceur du châtiment n’est qu’une caresse bienveillante en comparaison du calvaire émotionnel et psychologique qu’il va lui infliger.
Inutile de dire qu’on n’a jamais retrouvé le chat.
Inutile aussi de rappeler que la raison de l’hospitalisation de Gisèle est un malaise cardiaque qui a entraîné une série d’examens qui, à leur tour, ont établi un constat médical très simple : Gisèle est fragile du cœur.
Inutile encore de conclure que pour Julien, l’unique responsable de la disparition de Picasso se prénomme Mathias.
Nous arrivons devant l’entrée du cabinet dentaire dont Malou s’apprête à pousser la porte. J’attends le mot de la fin.
— Et Gisèle ? Comment a-t-elle pris la nouvelle ?
— Très mal !
Malou hésite quelques instants avant de finalement lâcher le morceau :
— Son cœur n’a pas tenu : elle a succombé à une crise cardiaque.