Mon emploi du temps est chargé, pas question de laisser ma mémoire se prélasser dans la vacuité de son néant. En quittant Malou, j’ai rendez-vous avec ma mère chez Sikou, le glacier du coin de la rue Grands-Augustins et de la rue Christine où elle nous emmenait quand nous étions enfants les dimanches de pluie et les après-midi d’été. Au fond de la salle, il y a un espace pour les petits, une table ronde sur laquelle dessiner, un grand tableau noir accroché au mur, quelques étagères remplies de bouquins. L’endroit est sympa. Quand j’arrive, elle est déjà installée, elle regarde une petite fille dessiner, bien assise sur sa chaise, les jambes croisées.
Je l’embrasse, puis je m’installe juste en face.
Elle murmure :
— Zoé.
Quelque chose a changé. Ses traits, son visage, la façon qu’elle a de me regarder. Elle est vêtue d’un immense chandail en laine multicolore dont les manches débordent sur ses mains et qui recouvre presque jusqu’aux genoux un jean orné de petites étoiles à paillettes roses et brillantes. À ses pieds, des Converse usées grises.
Rappelons que ma mère a soixante-deux ans.
Devant elle, un café dans lequel elle fait tourner sa cuillère, l’air de ne pas y penser. Puis elle revient sur la fillette.
Tout bas, elle me dit :
— Elle te ressemble.
Je murmure à mon tour :
— Pourquoi tu chuchotes ?
— Pour ne pas la déranger.
Elle sourit, c’est d’ailleurs un peu triste, on dirait qu’elle pense à ce qu’elle ne dit pas, ou alors qu’elle dit ce qu’elle ne pense pas, ce qui revient au même. C’est comme un moment dont la douceur lui étreint le cœur, un tableau de ce qu’elle a si bien connu et qui n’est plus, pourtant là, devant elle, en chair et en os, cette petite fille qui lui rappelle celle que j’étais, et moi juste en face qui lui hurle dans l’âme que tout cela est bien fini.
— Quand tu étais petite… Je veux dire quand vous étiez enfants, ton frère, ta sœur et toi, je venais vous regarder dormir, je vous contemplais les uns et les autres, vos traits abandonnés, perdus dans vos rêves… Le visage d’un enfant, lorsque c’est ton enfant, c’est la beauté à l’état pur, quand il est encore si proche de celui que tu as fabriqué dans ton ventre et que la vie n’a pas eu le temps de le modeler et de le blesser. Il faut toujours regarder les enfants dormir, c’est là qu’ils puisent la force de grandir, c’est leur batterie de rechargement, ils additionnent les vies, ils emmagasinent l’énergie, tu sais comme dans les jeux vidéo auxquels vous jouiez à l’époque.
— Non, je ne sais pas.
— Je vous entendais vous amuser, les phrases absurdes qui fusaient du salon : « J’ai plus que deux vies, il faut que j’aille me recharger, tu sais pas où il y aurait de la santé, là plus bas, non c’est de l’énergie verte, moi j’ai besoin de la mauve, tzzzz, tzzz, c’est pas grave j’ai mes ailes, mais puisque je te dis que j’ai mes ailes ! »
Elle rigole. C’est comme un film qui défile sous ses yeux, les images du passé, et la chaleur de nos rires, de nos phrases et de nos cris lui remplit le cœur d’un temps qui n’est plus.
— Quand les enfants grandissent, c’est comme une mue, ils abandonnent des peaux devenues trop petites, qui les étouffent et les empêchent d’évoluer. Parfois quand je vous regardais dormir, je faisais le vœu secret que le temps s’arrête, juste là, pour que vos visages ne changent jamais. Je murmurais : « Ne grandis pas, ma puce, reste comme tu es. » Et puis l’absurdité d’un tel souhait me frappait de plein fouet, parce que s’il ne fallait jamais grandir, cela signifiait alors qu’il fallait mourir.
— Pourquoi tu me dis tout ça ?
— Parce que quand tu étais à l’hôpital, couchée dans ton lit, sans connaissance, cette connaissance de ton passé qui déjà t’avait fuie, je t’ai regardée, longuement. Et ce qui m’a frappée, c’est que ton visage avait retrouvé la candeur de l’enfance, comme si tout ce qui avait façonné ton visage d’adulte avait disparu avec tes souvenirs.
Elle rigole encore et chasse d’une grimace l’émotion qui l’étreint.
— Peut-être que tu as trouvé la fontaine de jouvence…
— À savoir ?
— Ne pas se souvenir pour ne jamais vieillir.