Lorsque je quitte maman, il est déjà presque 16 heures. Elle insiste pour me raccompagner, je décline l’offre, envie de me promener seule, pas de chaperon, pas de béquille mémorielle. Et puis question révélations fracassantes, j’ai mon compte pour la journée, entre mon frère qui n’est pas mon frère, encore moins mon jumeau, et son indirecte responsabilité dans le décès de ma future belle-mère, mais responsabilité tout de même – du moins est-ce ainsi que Julien le conçoit –, je devine les implications émotionnelles exacerbées, les blessures personnelles et les tensions familiales.
Je veux juste marcher dans la rue, découvrir ce qui m’est peut-être familier sans le savoir, ce que je connais sans doute et dont pourtant j’ignore tout, le paysage inconnu de mon quotidien, le décor inexploré de mon ordinaire.
Maman me quitte à regret, elle se demande comment je vais faire pour ne pas me perdre.
— Si tu as le moindre problème, appelle-moi, je viendrai tout de suite te chercher.
J’acquiesce, j’opine, je rassure.
— N’oublie pas que tu déjeunes demain avec Mathias.
Je confirme.
— Demande-lui de te parler de Papytor ! crie-t-elle encore avant de s’engouffrer dans sa voiture.
Je lui adresse un signe de la main, du genre qui dit autant « au revoir » que « du vent ». Et j’attends qu’elle disparaisse dans le flot de la circulation.
Après…
Après, c’est étrange, c’est la première fois que j’ai quelques heures de solitude devant moi depuis ma sortie d’hôpital. Sentiment d’intense liberté, je me laisse porter par le vent sans me soucier d’un quelconque chemin, comme une feuille arrachée à sa branche (métaphore de l’arbre, généalogique bien entendu, les racines, le terreau, ouah ! c’est beau).
Avant de me quitter, maman m’a indiqué la direction à prendre pour rentrer chez moi. Une route à suivre, pour aller où, pour croiser qui ? C’est plus fort que moi je prends la direction opposée. Je suis délestée de mes sacs de sable, mes poids d’origine, cette famille qui trimballe son histoire en bandoulière, entre ce que disent les uns et ce que pensent les autres, ce qu’il faut exprimer, ce qu’il faut taire, et puis surtout parer au plus pressé, trouver la faille pour déterrer les cicatrices de ceux qui n’oublient pas.
Certaines d’entre elles sont, on ne peut le nier, plutôt moches.
Des fractures.
Ouvertes.
Avec l’os qui dépasse bien en évidence.
À réduire d’urgence.
Bref, je marche sans avoir la moindre idée de l’endroit où je vais, les mains dans les poches et le nez au vent, touriste de ma propre existence.
— Zoé Letellier ?
Une jeune fille m’accoste, mignonne, le sourire confus. Elle demande une fois encore :
— Vous êtes Zoé Letellier ?
Je réponds par l’affirmative.
— J’adore ce que vous faites, j’ai lu Amères Friandises, je l’ai dévoré en une nuit.
Je la remercie.
— Pourriez-vous me signer un autographe ?
Ah ben… Oui ! Bien sûr. Tout de suite. Je fouille dans mon sac à la recherche d’un stylo et d’un papier tandis que la jeune fille me tend déjà l’outillage nécessaire. Dont je m’empare.
— Je m’appelle Alice, me précise-t-elle.
Je gribouille : « Pour Alice, affectueusement… » et puis je bloque. Le stylo en arrêt.
C’est comment, mon autographe ?
La petite Alice attend la suite, déjà illuminée par le trait de notoriété qui s’imprime sur le papier. L’irréfutable preuve du coin de ciel bleu que, durant quelques secondes, nous partageons, elle et moi. Afin de ne pas gâcher ce moment de jonction fétichiste, je griffonne une illisible marque de fabrique et lui rends précipitamment le papier, maintenant pressée de prendre congé avant qu’elle ne s’aperçoive de l’imposture. Mais Alice semble ravie.
— Vous allez bientôt sortir la suite ?
Je hoche plus ou moins la tête.
Alice se pâme.
— Ne me dites rien ! s’écrie-t-elle comme si elle venait d’avoir une révélation. Mélanie va enfin avouer sa liaison avec Martin à Samuel. Je me trompe ?
Je reste prudente.
— C’est une possibilité…
Alice semble accuser le coup.
— Le pauvre ! Comment l’a-t-il pris ?
— Qui donc ?
— Samuel ! Non, ne me dites rien ! Je parie que, pour se venger, il lui a révélé que Martin n’était pas vraiment son frère.
L’espace d’un instant, je considère Alice en silence. Celle-ci le prend comme un accord et manque de défaillir.
— Mon Dieu, le choc ! Mélanie ne s’en remettra jamais. Dire qu’elle a tout sacrifié pour lui ! Quel salaud !
Puis, navrée, elle ajoute en secouant lentement la tête.
— Ça, c’est un coup à lui faire perdre la tête !
Les conjectures d’Alice s’évanouissent dans les traces d’une idée qui commence à faire son chemin. Et si, au lieu de perdre la tête, cette sacrée Mélanie perdait la mémoire ?
Je crois que je vais lire mon bouquin.