Chapitre 22

Si mes souvenirs sont bons (elle est bonne, celle-là !), c’est à cet instant précis que les choses s’accélèrent. Pour le coup, j’ai hâte de rentrer chez moi. Tous les auteurs mettent une dimension autobiographique dans leurs œuvres, c’est bien connu, il n’y a aucune raison que je fasse exception à la règle. Comment n’y ai-je pas songé plus tôt ? Je fais demi-tour au pas de course, je reviens sur mes pas, je traverse l’avenue croisée un peu auparavant et je bifurque à gauche pour déboucher sur la rue Jacob. Ah ben non. Au bout de la rue, c’est une autre rue et non une place avec une église au milieu comme je l’avais escompté. Un détour en entraînant un autre, je tente le raccourci vers ce qui me semble être un clocher, de toute façon je ne dois pas en être très loin, j’ai simplement dû me tromper d’embranchement, si je prends cette rue, à tous les coups, je tombe dessus.

Absolument pas.

Faire le chemin en sens inverse est une démarche bien plus complexe qu’il n’y paraît. Quant à garder l’église au milieu du village, considérons ceci comme une simple vue de l’esprit. À défaut d’être une vue d’ensemble.

Je mets une bonne demi-heure à retrouver mon chemin avec, à chaque carrefour, l’enivrante sensation d’être sur le point de retomber sur mes pieds. C’est finalement par hasard que je retrouve la rue qui mène à l’impasse dans laquelle j’habite.

L’impasse.

J’ai parlé d’impasse à Mathias le fameux jour où je lui aurais, selon lui, avoué avoir un amant.

En général, les métaphores puisent leur source dans les arcanes du quotidien, mais quand la réalité courtise la parabole, je commence à me demander pourquoi Julien et moi vivons dans une impasse.

— C’est Malou qui nous a refilé l’appart, m’explique Julien. Elle a eu l’opportunité de louer un F2 pour le même prix.

Idéal pour un couple sans enfants, il précise que l’unique chambre de l’appartement était occupée par Noémie et que Malou commençait à se lasser de camper dans le salon.

De mots en concept, je comprends en effet que oui, nous sommes un couple sans enfants, ce qui est relativement logique vu qu’on se marie dans trois jours. Dans l’ordre des choses, j’imagine que les enfants apparaîtront dans les prochains chapitres de notre histoire.

Je m’informe tout de même :

— On compte en avoir ?

Petite précision en passant. Juste pour savoir si on a abordé le sujet et si on est sur la même longueur d’onde.

Je ne suis pas certaine d’apprécier la réponse de Julien :

— Ça s’est bien passé avec ta mère ?

— Je t’ai demandé quelque chose.

— Tu disais ?

Julien est journaliste. Son métier, c’est de poser des questions.

— Des enfants, des gosses, des mômes, de la marmaille… On compte en avoir ?

Je n’ai plus de souvenir, c’est un fait acquis. Tout ce qui concerne mon passé a été englouti dans les secousses d’un choc émotionnel. Je ne peux donc être sûre de rien si ce n’est d’une chose : des enfants, j’en veux. C’est vital, c’est instinctif, c’est animal. Je sais que je porte au fond de moi le désir fondamental et absolu de l’enfantement. Qu’il y a dans mes entrailles une balise qui émet une alarme continue, un signal lancinant, ça me vrille de l’intérieur, l’horloge biologique retentit à pleine volée, ding-dong, ding-dong.

Julien me dévisage, me fixe, me couve. C’est le genre de regard qui me fait fondre, un rayon laser découpant mon cœur au nucléaire, avec de temps à autre de petites étincelles qui volettent dans tous les sens, ça crépite aux entournures tandis que tombent à mes pieds quelques escarbilles qui se consument dans un ultime éclair de désir.

Je commence à être accro.

— Bien sûr qu’on compte en avoir, des enfants, murmure Julien avec, dans l’œil, le reflet d’une pensée très précise sur la manière dont on va s’y prendre.

Et il ajoute un peu plus bas :

— Une ribambelle de fées et de lutins.

Je souris.

Un mec qui vous regarde comme ça en vous disant qu’il veut plein d’enfants, je ne sais pas pour vous, mais moi, le monde peut s’écrouler, je reste en lévitation au milieu du néant apocalyptique universel.

Je me colle contre lui.

Dans un silence intergalactique, Julien redresse mon visage qu’il borde de ses deux mains. Puis, lentement, il m’embrasse.

Je reste un long, très long moment en totale apesanteur.