Chapitre 23

J’ai téléphoné à Lola. Je l’admets, au début c’était par curiosité, je voulais juste savoir si elle avait finalement posé l’ultimatum à son Hubert Lambert de mari, la manière dont il avait pris la chose, ce qu’il avait trouvé pour la surprendre…

— Il est rentré tard du boulot, j’étais déjà au lit, je n’ai pas eu le courage de me lever pour entamer une scène de ménage. Mais je le fais dès ce soir !

Elle glousse, se voit déjà brandissant le glaive du défi pour charger la routine du quotidien, et savoure la victoire qu’elle ne doute pas un instant de remporter.

— Ta mémoire ? me demande-t-elle ensuite d’une voix fraternelle.

— Pas de nouvelle.

Je garde le silence quelques instants, puis j’aborde l’autre nouvelle, celle du jour :

— Maman m’a dit pour Mathias…

— Quoi, Mathias ? Qu’est-ce qu’il a encore fait celui-là ?

— Il n’est pas notre frère…

— Oh ça ! s’exclame Lola avec une parfaite désinvolture.

Elle comprend que pour moi, l’info a dû faire son petit effet et ajoute :

— Mathias est la pièce importée de la famille, avec tout ce que ça comporte d’avantages et d’inconvénients.

Puis elle précise en ricanant :

— Surtout d’inconvénients d’ailleurs !

— Maman dit que vous ne vous êtes jamais très bien entendus. En tout cas que tu n’as jamais accepté sa présence.

Lola éclate d’un rire clairement outré.

— Elle est gonflée, maman ! La vérité, c’est qu’elle a toujours rêvé d’avoir un garçon, c’était son vœu le plus cher. Je la soupçonne même de t’avoir faite uniquement parce que je suis une fille. Je suis désolée de te dire ça comme ça, c’est un sujet qu’on a déjà longuement abordé toutes les deux, qu’on a digéré depuis belle lurette et duquel on rit volontiers aujourd’hui. Toujours est-il que lorsque tu es née, elle a été déçue de voir que tu étais une fille. Alors imagine l’émotion qu’elle a dû ressentir lorsqu’ils ont embarqué la mère de Mathias, qu’elle lui a donné la tétée puis, plus tard, quand elle a commencé à entrevoir la possibilité de l’adopter ! Ce garçon, c’était un cadeau du ciel, en tout cas c’est comme ça qu’elle l’a pris. Papa n’avait pas été capable de lui faire un fils, sa bonne étoile remédiait à cette lacune en lui envoyant Mathias.

Elle poursuit avec rancœur :

— Il a toujours été son préféré. Bien entendu, la version officielle, c’est qu’ayant vécu un traumatisme important à la naissance, celui d’avoir été privé de sa mère dès les premières heures de sa vie, il avait besoin de plus d’attention et de plus de tendresse que nous. C’est le refrain dont elle nous rebat les oreilles depuis l’enfance. Quand il était petit, il nous cassait les pieds à jouer les martyrs, à ne jamais rien dire, avec ses airs de victime que maman ne cessait de surprotéger…

Elle s’interrompt, soupire bruyamment et grommelle des propos irrités envers ses propres mots. Envers ses propres maux.

— Laisse tomber, Zoé, ce n’est vraiment pas ce dont j’avais envie de te parler… C’est vrai qu’entre Mathias et moi, ça n’a jamais été évident. Mais je pense que maman a sa part de responsabilité là-dedans.

— Et moi ? Je m’entends bien avec Mathias ?

— Mathias et toi, c’est différent. Vous êtes nés ensemble, vous avez toujours été très complices…

La phrase est suspendue dans les airs, un air de déjà-vu, un petit air de reproches aussi, qui en tout cas suggère une suite, j’attends qu’elle poursuive mais soudain ma sœur se tait…

— Zoé, reprend-elle un peu plus tard. Je… Je suis contente que tu m’appelles… Pour dire vrai, depuis hier j’hésite à te parler, je ne sais pas si…

Elle paraît soudain nerveuse, doute, cherche ses mots. Puis elle semble prendre une décision :

— Maman t’a dit que tu nous as téléphoné quelques heures avant ton amnésie ?

Je confirme :

— Elle m’a dit que j’avais des choses importantes à vous révéler.

— Importantes, c’est le moins qu’on puisse dire…

On dirait qu’elle va continuer, qu’elle va raconter mais, une fois de plus, elle s’interrompt.

— Crache le morceau, lui dis-je un peu agacée.

— Avec moi, tu as été plus précise, lâche-t-elle d’un ton carrément sinistre.

Cette fois, c’est moi qui garde le silence, l’invitant ainsi à poursuivre. Mais ma sœur hésite encore. Sa respiration se fait plus rapide, plus courte aussi, elle sent qu’elle en a trop dit, l’espace d’un instant elle voudrait faire marche arrière mais réalise qu’il est trop tard.

Puis, soudain, elle se lance :

— Depuis hier, je n’arrête pas de me dire que cette amnésie, c’est peut-être la meilleure chose qui puisse t’arriver, que c’est pour toi une chance unique de reprendre les choses de zéro et sauver ton couple. Et aussi…

— Lola, si c’est pour me dire que…

— Laisse-moi parler, Zoé, sinon je n’oserai jamais aller jusqu’au bout de ce que je dois te dire ! s’exclame-t-elle comme si sa vie en dépendait.

Elle attend quelques courtes secondes, peut-être pour me donner une ultime occasion d’échapper à mon destin.

Je ne dis rien.

— Je suis déchirée entre deux choix, reprend-elle alors d’une voix plus ferme. D’un côté, je me dis que je n’ai peut-être pas le droit de revenir avec tout cela, que je devrais te laisser l’opportunité de reprendre le fil de ton existence. Si ta mémoire a rejeté l’info en bloc, c’est qu’elle a une bonne raison de le faire. Apparemment, le choc a été suffisamment puissant pour que l’on prenne le temps de réfléchir deux minutes sur le déroulement des événements. Alors je décide de tout garder pour moi. Et puis, l’instant d’après, l’idée me ronge, celle de garder une information capitale, peut-être même celle qui te rendra la mémoire, en tout cas celle qui te permettra de faire les choix qui s’imposent, en toute connaissance de cause.

— Misère Lola ! De quoi tu parles ?

— Je pense savoir ce qui a provoqué ton choc émotionnel.

Pour le coup, je reste sans voix, le souffle suspendu au bout d’une phrase, une seconde d’apnée qui semble durer une éternité. Ce qui permet à Lola de continuer :

— C’est un homme qui a fait basculer ta mémoire dans le néant. Un homme avec lequel tu avais rendez-vous.

— Un homme ? fais-je en déglutissant. Qui ?

— Tu n’as rien voulu me dire.

Je ne peux m’empêcher de soupirer.

— C’est quoi encore cette histoire ?

— Tu m’as dit textuellement que tu avais rendez-vous une heure avant avec quelqu’un qui allait changer le cours de ta vie. Quand je t’ai demandé qui c’était, tu m’as répondu que tu préférais nous le présenter.

Le SMS d’Alain me donnant rendez-vous peu avant mon accident s’impose à mon esprit.

— C’est possible qu’il s’agisse d’Alain Nanterre ?

— Alain Nanterre ? répète-t-elle, dubitative. Je ne vois pas très bien ce qu’Alain viendrait faire là-dedans… Pourquoi penses-tu que ce soit lui ?

— D’après un SMS que j’ai retrouvé dans mon portable, il m’a donné rendez-vous au Poivre et Sel à 11 h 30. Or, j’ai perdu connaissance vers 11 h 45, non ?

Lola confirme, je poursuis :

— Dans son texto, il stipulait qu’il devait me présenter quelqu’un. C’est peut-être de cette personne qu’il s’agit…

— Possible.

Nous gardons le silence quelques instants, perdues dans le labyrinthe de nos questions. Je suis bientôt à court d’imagination.

— Et bien entendu, je n’ai donné aucune explication sur la raison de ce rendez-vous ?

— Aucune… Au contraire, tu avais l’air de vouloir préserver le mystère. Le problème, c’est que tu devais tout nous dévoiler ce midi-là au Poivre et Sel. Sauf que tu as perdu connaissance juste avant.

J’ai un peu de mal à cacher mon agacement.

— Tout ça ne m’avance à rien…

— Je ne suis pas d’accord, Zoé. J’ai beaucoup réfléchi depuis lundi. Quand tu nous as téléphoné pour tous nous réunir, ça avait l’air terriblement important pour toi : j’ai voulu remettre le rendez-vous au lendemain, tu m’as répondu qu’il serait trop tard. Je pense que tu venais de prendre une décision. Une décision lourde de conséquences pour l’avenir. Et si je veux être sincère avec toi, j’ai l’impression que cela concernait ton mariage avec Julien. Maintenant, la personne qu’Alain devait te présenter est-elle directement impliquée ? Je n’en sais rien…

— Admettons. En résumé, j’ai des révélations à vous faire et je suis sur le point de rencontrer quelqu’un qu’Alain doit me présenter, lequel serait possiblement impliqué dans la cause de mon amnésie.

Lola émet un grognement affirmatif, c’est la supposition qu’elle défend.

— D’accord, dis-je sans être franchement convaincue. Il suffit de téléphoner à Alain Nanterre et nous serons fixées.

— Tu as son numéro ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Si tu as reçu un SMS, tu dois l’avoir. Regarde le numéro d’appel.

Je retrouve le texto : numéro non identifié.

— Regarde dans ton répertoire alors, propose ma sœur.

Je m’exécute, ne trouve rien à Alain ni à Nanterre et en informe Lola.

— J’appelle Charles Nanterre et je lui demande le numéro de son fils, décide-t-elle. Je te rappelle juste après.

Nous raccrochons toutes les deux. J’attends quelques instants avant que mon téléphone retentisse à nouveau.

— Le vieux perd complètement la boule ! m’annonce-t-elle aussitôt d’un ton agacé. Quand je lui ai demandé le numéro d’Alain, il a tout d’abord prétendu ne pas l’avoir. Je n’en ai pas cru un mot et, comme j’insistais lourdement, il s’est énervé et m’a sommée de foutre la paix à son fils avant de me raccrocher au nez !

— Qu’est-ce que tu en déduis ?

— Qu’il serait peut-être intéressant de chercher de ce côté-là ! déclare-t-elle avec conviction.