Chapitre 24

J’ai lu Amères Friandises.

En tout cas jusqu’au chapitre cinq. Je n’ai pas pu aller plus loin.

Le début n’est pas trop mal. Parfois un peu tiré par les cheveux mais il y a quelques bonnes idées. Les personnages sont attachants, c’est peut-être ce qui a fait le succès du roman. Sinon, je dirais que le style est plutôt moyen. En même temps, ça ne se targue pas d’être le prix Nobel de littérature, on sent toute la légèreté du ton au service d’un pur produit ludique et sans prétention. Un bon bouquin de vacances. Il en faut.

En revanche, les péripéties que je mène jusqu’à l’apogée de ce cinquième chapitre absolument infect sont édifiantes et riches d’enseignement. En gros, c’est l’histoire d’une jeune femme qui, coïncidence, a le même âge que moi et, tenez-vous bien ! dont le frère n’est pas vraiment le frère.

Si ce n’est pas de l’inspiration, ça !

L’histoire ressemble furieusement à la mienne, bien que moins plausible ou, en tout cas, plus aléatoire. Flash-back. Nous faisons la connaissance des parents de Mélanie, jeunes et très épris l’un de l’autre, dont le vœu le plus cher est d’avoir un enfant. Au bout de quelques années d’essais infructueux, ils entreprennent une procédure d’adoption. Et puis, comme souvent dans ces cas-là, la mère de Mélanie tombe enceinte. C’est le bonheur à l’état pur, le miracle qu’on n’espérait plus, une grossesse idyllique et bientôt une petite fille qui voit le jour. Mélanie donc. Et comme un bonheur ne vient jamais seul, quelques semaines après la naissance de la fillette les services d’adoption téléphonent aux parents pour leur dire : « Nous avons un projet pour vous. »

C’est ainsi que Martin est évoqué pour la première fois dans le livre et il paraît que les choses se passent sensiblement de cette façon. Bref, sans tourner autour du pot, le « projet » proposé aux parents est donc un petit garçon né, quel hasard ! EXACTEMENT le même jour que Mélanie. Les parents acceptent le « projet » et les deux petits sont très vite baptisés « les jumeaux » par l’ensemble de la famille.

Comme je vous le dis.

Sauf qu’ici, les origines de Martin sont dissimulées aux enfants qui, d’année en année, croient mordicus être réellement frère et sœur, jumeaux de surcroît et dont l’affection ne dément pas la puissance du lien. Quelques anecdotes sont racontées pour illustrer la force de leur attachement et la richesse de leur relation. Les péripéties de leur liaison. Les hauts et les bas de leur histoire.

Et c’est vrai que c’est troublant.

Je ne doute pas un seul instant que, même si la forme est romancée, chaque aléa raconté au fil des pages soit l’écho d’une certaine réalité. Les jumeaux du roman présentent trop de points communs avec nous pour que je ne puisse me fier, disons raisonnablement, au récit que je fais de ma propre existence. Car tout l’intérêt est là : pour une fois, mon interlocuteur n’est ni un frère, ni une mère, ni un fiancé, encore moins une amie. Pour la première fois, le narrateur de ma vie n’est autre que… moi ! Non pas que les témoins précités soient indignes de confiance, ils sont au contraire et par définition la promesse du crédit que je peux leur accorder. Mais c’est peut-être justement à ce titre que quelques précautions sont nécessaires, notamment au niveau d’une certaine objectivité dont ils sont, pour la plupart, totalement dénués. Vu qu’ils sont mon frère, ma mère, mon fiancé ou mon amie.

Je ne dis pas que tout ce qui est écrit dans le livre soit d’une rigoureuse authenticité, je dois bien entendu tenir compte des paramètres de l’écriture et de l’imagination que, je le suppose, un auteur tel que moi possède à foison. Du moins je l’espère.

Je l’espère d’autant plus que la fin du chapitre cinq est… je cherche le terme exact…

Grotesque.

Sordide.

Abjecte.

Après le récit de la naissance des deux enfants, et par un utile raccourci romanesque, en quelques paragraphes, les années passent.

Aujourd’hui, Mélanie est fiancée à Samuel. Deux chapitres sont consacrés à l’historique de leur amour. Le récit est linéaire, les personnages manquent de relief, le bonheur se raconte mal, les gens heureux n’ont pas d’histoire. Mais ils s’aiment, aucun doute là-dessus.

Ce qui me contrarie, c’est que, dans le roman, Mélanie est devenue journaliste, et Samuel est écrivain. Ça me perturbe d’autant plus qu’au fil de ma lecture, force m’est de constater que je fais preuve d’un manque évident d’imagination. Mais surtout, tant de fidélité à la réalité ne peut que m’obliger à considérer la suite comme également tangible et parfaitement crédible. J’en frissonne d’écœurement.

Mélanie et Samuel s’aiment donc d’un amour sans tache.

Sans tache, tu parles !

Un soir, Mélanie informe Samuel par téléphone qu’elle ne peut se libérer pour la soirée et qu’elle est retenue à la rédaction du journal pour lequel elle travaille. Pourtant, une fois le combiné raccroché, elle se lève, se vêt de son manteau et sort de son bureau. Intrigué, le lecteur la suit jusqu’au parking, elle s’engouffre dans sa voiture, quitte les lieux de son activité et conduit à travers les rues de Paris. Se gare devant un immeuble. Tape avec célérité – et de mémoire – le digicode, preuve que l’opération lui est familière. Grimpe deux étages et frappe à la porte de droite.

Que Martin lui ouvre.

Le frère et la sœur se font face. L’instant est étrange, il plane une sorte de charme envoûtant que personne ne parvient à définir. Comme un arrêt du temps aux effluves d’interdit. Cela ajouté au mensonge de Mélanie, pourquoi avoir dissimulé la vérité à Samuel si c’est juste pour rendre visite à son frère ? Le lecteur retient son souffle, il reconnaît les codes de la révélation toute proche, l’imminence du coup de théâtre. Je fais traîner un peu, juste ce qu’il faut, on hésite entre la conspiration et…

Non, en fait, on n’hésite pas du tout, le ton est très explicite et tout le monde a très bien compris ce qui est en train de se passer.

Tout le monde sauf moi qui, les yeux écarquillés et la bouche béante, espère encore qu’il s’agisse d’une technique littéraire visant à détourner l’attention du lecteur pour mieux le surprendre.

Mais non.

Sans que je ne puisse rien faire pour l’en empêcher, Martin attire Mélanie contre lui, lui saisit la nuque d’une main puissante et, l’inclinant dans un mouvement au tempo irréprochable, l’embrasse à pleine bouche, passionnément, avec la langue, tandis que Mélanie se laisse entraîner dans le tourbillon d’une ivresse enflammée et totalement immorale. D’un coup de pied habilement placé, Martin referme la porte derrière eux puis, entraînant sa sœur jusqu’au salon, il la trombine vigoureusement sur le divan au rythme des halètements de Mélanie qui ne dissimule même pas l’émoi que cette liaison incestueuse provoque en elle.

Rappelons que, dans le roman, les jumeaux ignorent totalement qu’ils n’ont aucun lien de sang.

Berk !

Une fois la chose faite, ils se blottissent l’un contre l’autre avant de s’abandonner à la dérive d’une union contre nature qui ne semble pourtant pas les perturber outre mesure. Puis Martin dit à Mélanie :

— Tu veux toujours que je sois ton témoin au mariage ?

Je suis au bord de la nausée !

— Je t’en supplie… murmure Mélanie. Accepte !

Martin soupire.

— De toute façon, je ne pourrai jamais rien te refuser !

Admirons au passage l’étonnante originalité des dialogues…

— Merci, chuchote Mélanie tout en lui suçotant le lobe de l’oreille gauche.

Aarghhhhhh !

J’achève le chapitre par mon dada d’écrivain, une métaphore plutôt indigeste sur le plaisir immédiat que l’on ressent en dégustant une friandise, la douceur qu’elle procure, cette sensation de ravissement, de réconfort et parfois même d’extase. Le passage ne manque pas de sel : usant d’un vocabulaire imagé, je décris en termes purement culinaires l’action de déballer un bonbon, le mettre à nu, le porter à la bouche, le sucer avec délectation et soupirer dans un murmure :

— Mmmmmh, c’est bon !

Je murmure dans un soupir :

— Tu parles d’une métaphore…

… et poursuis ma lecture, au cours de laquelle je partage avec moi-même l’idée qu’une friandise, malgré tous les bienfaits qu’on lui reconnaît dans l’immédiat, est in fine un réel danger pour l’organisme : érosion des dents, inflammation de l’estomac, menace d’obésité, risque d’hyperglycémie. J’enchaîne alors sur l’exquise comparaison entre la trompeuse douceur qu’une sucrerie répand dans l’organisme et l’ardente passion qui emplit l’âme d’un amant épris : si dans un cas comme dans l’autre les premiers effets excitent l’émoi, provoquent le ravissement des sens et suscitent l’extase, les conséquences de cette voluptueuse gourmandise peuvent, telle une amère friandise, être fatales aux malheureux gastronomes.

Voici donc l’explication du titre…

Ouah ! J’ai dû frôler la méningite pour trouver ça !

Je referme le livre et en frappe la table d’un geste désespéré. La simple idée de coucher avec mon frère, même s’il n’est pas mon frère, me révulse, c’est épidermique, c’est endémique, c’est plus fort que moi. J’ignore pourquoi ce dégoût, du moins pourquoi tant de dégoût, bien sûr l’inceste est puni par la loi, il est normal d’en être perturbée, voire même horrifiée… Si je dis ça, c’est que j’ai réellement ressenti un haut-le-cœur nauséeux, un goût âcre dans la bouche, la révolte pure et simple de mes tripes comme si chaque viscère se tordait, s’entortillait, se torsadait pour tenter désespérément de quitter ce corps maculé de boue.

Cette idée m’est tout simplement insoutenable.

Je saisis le combiné du téléphone et compose le numéro de ma mère.

Elle décroche à la seconde sonnerie.

— Juste pour savoir, maman : qui est mon témoin à mon mariage ?

La réponse est évidente, je me demande encore pourquoi j’ai besoin d’une confirmation.

— Mathias, pourquoi ?

 

Je ne sais pas pour vous, mais moi je trouve qu’elle commence à puer, cette histoire.